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Entretien avec Gerd Rathje

Gerd Rathje est depuis décembre 2007 la directrice du Musée d'art religieux de Lemvig, au Danemark. Elle nous confie quelques réflexions sur ce musée original et sur ce qui se cache derrière l'expression « art religieux »...
Publié le 06 décembre 2010

 

Gerd Rathje © Mads Krabbe

 

 

Le Musée d’art religieux (Museet for religiøs kunst) a ouvert ses portes en 1994 dans la ville de Lemvig, au nord-ouest du Jutland, dans un cadre idyllique : bordé d’un côté par de grands arbres et par le bras de mer appelé « Limfjorden » de l’autre. A l’origine, le musée a été créé pour accueillir les œuvres de Bodil Kaalund, plus précisément son travail d’illustration de la Bible, achevé en 1992. L’artiste danoise a une place particulière dans le cœur des habitants de Lemvig car elle a réalisé entre 1976 et 1981 plusieurs travaux de décoration pour l’église de la ville qui l’ont amenée à engager de nombreux dialogues avec les paroissiens et les habitants sur l’art et son rôle dans l’église (voir l’article du 29 septembre 2009). Très vite l’objectif du musée s’est élargi et la politique d’acquisition d’œuvres s’est diversifiée. La collection du Musée d’art religieux comporte aujourd’hui presque 600 œuvres des 20ème et 21ème siècles, dont 531 œuvres graphiques (liste des artistes représentés dans la collection). Les artistes sont principalement danois, mais sont représentés aussi des artistes norvégiens, russes… et français, puisque le musée possède quelques œuvres de Georges Rouault et Marc Chagall.
Malgré le petit budget dont il dispose, ce musée qui fonctionne presque exclusivement avec des bénévoles ne manque pas d’ambition et il a su se faire un nom au sein des musées d’art au Danemark, notamment grâce à ses expositions temporaires de grande qualité. De nombreux artistes – jeunes et moins jeunes – parmi les plus reconnus de la scène artistique danoise y ont exposé : Per Kirkeby, Bjørn Nørgaard, Peter Brandes, Peter Callesen, Lilibeth Cuenca Rasmussen… mais aussi des artistes étrangers, tels que Håkon Gullvåg ou Tróndur Patursson. Depuis décembre 2007 c’est la jeune historienne de l’art Gerd Rathje qui est à la tête du musée ; elle répond ici à quelques questions concernant l’atypique Musée d’art religieux de Lemvig et le concept délicat d’« art religieux ».

 

 


Pourriez-vous d’abord me dire quelques mots au sujet de votre formation professionnelle ? Qu’avez-vous fait avant d’arriver dans ce musée ?
J’ai un Master en Histoire de l’art, obtenu en partie à l’Université de Copenhague et à Université de Californie à Los Angeles (UCLA). J’ai étudié diverses périodes et cultures, mais ma dissertation de fin d’études portait sur l’art de la Renaissance. J’ai vécu à Rome et ai étudié les décorations de Raphaël au Vatican. De cette manière j’ai entretenu pas mal de réflexions sur l’histoire, la religion et l’art, ce que je peux désormais utiliser. Après mes études j’ai travaillé pendant un court moment en tant qu’assistante de commissaire d’exposition au Musée national des beaux-arts à Copenhague (Statens Museum for Kunst), puis j’ai décroché ce poste, bien que très jeune. Cela a quasiment coïncidé avec la fin de mes études.
Avez-vous un intérêt particulier pour la religion et la spiritualité ? Qu’est-ce qui vous a amené à postuler pour ce poste au Musée d’art religieux ?
J’ai étudié en particulier la structure des sentiments ; la manière dont les structures de l’esprit, la sensibilité et la perception de l’œuvre sont connectées, ce qui, je pense, est intéressant dans le cadre de l’art religieux. Mais avant de venir à Lemvig, je n’étais pas familière avec le dialogue sur l’art religieux au Danemark. Le concept d’« art religieux » est à la fois un problème et un avantage pour ce musée. Pour un historien de l’art un tel concept n’existe pas ; l’art ne peut pas être religieux et vous savez que l’idée, née au 18e siècle, de la spiritualité de l’art ou de l’art comme objet métaphysique, a été créée de toutes pièces, c’est une construction. Donc on doit utiliser cette expression, « art religieux », avec précaution – ce qui vaut d’ailleurs également pour le concept d’« art », lui-même une construction. Donc, je pense que le titre de ce musée est un peu provocateur pour beaucoup de Danois. Je ne sais pas si ça le serait aussi en France…
… certainement !
Mais cela veut aussi dire que si vous avez entendu parler du musée et que vous apprenez quels genres d’expositions nous proposons, vous vous souviendrez de ce lieu. C’est une niche intéressante, car dès que l’expression « art religieux » est présente, on commence automatiquement à voir les œuvres qui sont exposées ici sous un certain angle, et cela crée un dialogue particulier, qui est très captivant. Ça veut dire que nous pouvons emprunter des œuvres qui ont été accrochées dans un musée même pendant longtemps et leur donner un nouveau sens lorsqu’elles arrivent chez nous. C’est intéressant.


La tension avec le monde de l’art doit également être source d’un dialogue tout à fait particulier. Je pense ici à la manière dont la religion est taboue et parfois provocatrice pour un monde de l’art qu’elle n’est pas censée pénétrer.
Exactement. Un grand nombre d’historiens de l’art proéminents aujourd’hui semblent avoir peur du concept d’« art religieux » ; par exemple James Elkins [voir notamment son essai On the Strange Place of Religion in Contemporary Art]. […] Je pense qu’il est pertinent dans le cadre de ce musée d’explorer le concept d’« art religieux » sous différents angles.


Tout à fait ; depuis des artistes comme Bodil Kaalund (voir article précédent) et Richard Mortensen, parfois mis en vis-à-vis avec Chagall ou Rouault, jusqu’aux jeunes artistes de l’exposition « Fiction sauvée » [Frelst Fiktion – voir encadré ci-dessous], ce musée a réussi à montrer au public un grand nombre d’attitudes en relation avec la religion, le religieux, ou la religiosité. Cette variété est très intéressante en elle-même, montrant la malléabilité du concept d’« art religieux ». Mais si vous aviez à définir ce concept, que diriez-vous ?
Je répondrais qu’il y a différentes définitions de l’expression « art religieux » et que ce n’est pas quelque chose qui a été réellement étudié d’un point de vue scientifique ou académique ; la plupart des définitions naissent à travers l’utilisation de l’art religieux, notamment dans les églises, au Danemark et dans le monde. Certains diront qu’il ne s’agit que de l’art représentant des scènes bibliques ou des symboles religieux, et pour eux l’art abstrait ne convient pas à une église. Pour d’autres personnes, l’art qui est bon, quel qu’il soit, est religieux dans la mesure où il touche à quelque chose de transcendantal, quelque chose de plus grand que nous tous. Enfin, le dernier concept que j’ai identifié est que l’art peut gagner une fonction religieuse s’il est dans un contexte religieux. Je ne pense pas que le musée ici prêche plus pour un concept que pour un autre. Cependant, le troisième correspond mieux à mon propre point de vue en tant qu’historienne de l’art ; c’est-à-dire que la signification de l’œuvre est construite dans un dialogue entre le contexte, l’œuvre et le spectateur. Et je pense que c’est ce qui rend les expositions dans le contexte de ce musée très intéressantes.

 

 

FICTION SAUVÉE – 2008-9, exposition au Musée d’art religieux de Lemvig [FRELST FIKTION]

Cette exposition réunissant dix artistes avait pour but d’explorer la manière dont les jeunes artistes s’occupent du religieux dans leurs œuvres et d’interroger la notion d’« art religieux ». Le titre, plutôt énigmatique, mélange deux notions : celle de récit, mythe et celle du salut ; deux concepts qui possèdent des liens forts avec la religion. On peut lire dans l’essai de Gerd Rathje pour le catalogue que la visée de cette exposition était d’affirmer que « l’idée que l’art actuel et le concept de religion sont des choses incompatibles, appartient à une définition très étroite et démodée du concept de religion, qui ne n’envisage la religion qu’en tant que soutien irréfléchi à des dogmes choisis » (catalogue, p. 10, trad. du danois).

ARTISTES : Kaspar BONNÉN // Anders BRINCH // Benny DRÖSCHER // John KØRNER // Mie MØRKEBERG // Julie NORD // Lilibeth CUENCA RASMUSSEN // Andreas SCHULENBURG // Birgitte STØVRING // Vladimir TOMIC
Commissaires de l’exposition : Karin ANDERSSON et Gerd RATHJE
Musée d’art religieux de Lemvig, 29 novembre 2008 – 9 mars 2009

 

Ci-dessus, l’une des œuvres de l’exposition ; Birgitte Støvring, Drifters Escape, 2008 © B. Støvring & Museet for religiøs kunst

 

 

 


Au vu de l’histoire du musée – né du dialogue entre l’art chrétien de Bodil Kaalund et les habitants de Lemvig – peut-on dire que ce musée est orienté vers le Christianisme avant tout, ou bien se veut-il ouvert à d’autres religions ?
Et bien…nous sommes au Danemark, où il y a une Église d’État et dans ce sens, l’une des choses intéressantes pour le musée est d’explorer les relations entre le monde de l’art, l’Église et les paroisses qui choisissent des œuvres pour leur église. A l’Académie royale du Danemark, il y a un groupe dont la fonction est de conseiller les paroisses dans leur choix en matière d’art et de décoration (Akademiraadets Udvalg for Kirkekunst), et nous discutons en ce moment au sujet d’une exposition au sein de laquelle ils pourraient montrer leur point de vue, afin de discuter de quelques-unes des problématiques liées à la relation entre l’Eglise et le monde de l’art au Danemark. Mais nous proposons aussi des expositions qui vont au-delà de la question de l’art chrétien danois. Peut-être qu’au début les personnes qui ont créé ce musée avaient une autre vision ; je pense qu’ils étaient plus dans la première définition que j’ai donné plus haut de l’« art religieux » (c’est-à-dire l’art qui s’occupe d’iconographie et de symboles chrétiens), et, dans une moindre mesure, la seconde définition (le « bon » art possède par définition des qualités religieuses). A ce niveau, la visée du musée s’est quelque peu déplacée. Je suis une jeune historienne de l’art et je considère qu’il est important d’importer de nouvelles méthodes […], il est important d’intégrer les forces nouvelles… mais au sein des musées danois, on manque de temps pour suivre la recherche universitaire.

 

Justement, comment définiriez-vous la direction que vous essayez de donner au Musée d’art religieux ? Quelle est votre identité ?
Quand je suis arrivée ici, le musée était un peu plus idéologiquement « installé », et j’ai voulu passer d’un musée qui se concentre sur le fait que tout art est religieux vers un musée qui casse les frontières, qui crée des ouvertures et qui utilise de nouvelles théories, un musée plus explorateur… D’autre part, à mon arrivée, le musée était, je pense, connu au Danemark et peut-être en Scandinavie, mais pas tellement au-delà. J’ai donc lentement commencé à construire un réseau plus international – ou du moins européen avec des musée qui ont un intérêt pour la religion. Mais il y a une limite à nos ressources.
Où trouvez-vous des musées plutôt similaires à celui de Lemvig ?
Je n’ai jamais vu un musée similaire à celui-ci, mais j’ai rencontré des personnes qui partageaient les mêmes idées… En revanche, je peux dire comment les autres musées diffèrent du notre. Il y a un musée de la culture religieuse ou de l’art religieux à Glasgow [« St. Mungo Museum of Religious Life and Art »], où ils se concentrent sur le côté historique et culturel de la religion et je ne sais pas dans quel mesure l’art a sa place dans ce musée, car il n’y avait pas d’expositions quand j’y suis allée. De plus – c’est ce que j’avais compris avant que le nouveau directeur y prenne ses fonctions – ils ont l’idée de mettre l’accent sur les similitudes entre les différentes religions. Peut-être qu’on peut monter une exposition à propos de ces ressemblances, mais je pense que je suis plus intéressée par les différences, non pas pour mettre en valeur les mauvais côtés d’une chose ou d’une personne … mais je crois que les différences sont plus intéressantes que les similarités…, peut-être.
Sinon, nous travaillons avec la « Stiftung Christliche Kunst » à Wittenberg, en Allemagne, où il y a une énorme collection d’art graphique chrétien. Ils sont d’abord orientés vers les sujets chrétiens et achètent les œuvres d’artistes chrétiens, même s’il existe des artistes qui ne le sont pas et qui pourtant travaillent autour des symboles chrétiens… Dans ce sens je trouve qu’ils ne sont pas très concentrés sur l’art contemporain.
Ensuite il y a un musée à Rome, « Sala 1 » [un centre international d’art contemporain], avec lequel je suis actuellement en train de discuter pour comprendre où ils se situent. Ce pourrait être très intéressant ; vous ne pouvez pas être à Rome et être comme nous sommes.
Le Musée ici est une structure complètement indépendante ? Vous n’avez pas à vous référer à l’Eglise ou à d’autres autorités ?
Non. Nous travaillons à obtenir la certification d’État [statsanerkendte museer], afin de pouvoir recevoir des subventions au niveau national. Pour le moment nous sommes subventionnés par la commune, mais pas par l’État. Néanmoins nous tenons à conserver notre indépendance et l’équipe de volontaires qui a construit le musée.

 

Quelle est l’image, ou la réputation, du Musée d’art religieux parmi les autres musées danois ? Est-ce possible que ce musée manque de crédibilité au sein des autres musées dédiés à l’art des deux derniers siècles, parce qu’il traire de l’art religieux ? Je pense notamment au fait que dans le monde de l’art séculaire on attribue d’habitude peu de sérieux à l’art religieux, souvent estampillé comme « amateur », comme manquant de qualité artistique, etc.
Je pense que tous les artistes plus ou moins connus au Danemark ont à un moment ou à un autre exposé leurs œuvres ici. Je n’ai jamais reçu de refus de la part d’un artiste. Dans je pense que nous jouissons d’une bonne réputation au sein du monde de l’art et que les artistes sont intéressés par cet endroit. Mais je rencontre parfois du scepticisme parmi les historiens de l’art, et je travaille à faire tomber les barrières. Il ne faut pas que cela soit trop facile !

 

Êtes-vous parfois contactée par des conseils paroissiaux à la recherche de conseils pour choisir un artiste pour une nouvelle œuvre dans leur église ?
Oui. Malheureusement je pense qu’au Danemark – et cela doit être vrai pour les autres pays scandinaves – il y a un groupe d’artistes d’église qui sont reconnus au sein des paroisses et à qui on fait appel pour toutes les églises ; des artistes qui transforment parfois leur art pour qu’il puisse exactement convenir aux souhaits des commanditaires. Ce n’est pas nécessairement une mauvaise idée, mais cela peut devenir quelque fois assez conservateur. J’encourage donc toujours les gens à aller voir aussi du côté des jeunes artistes ainsi que des artistes qui ne semblent pas au premier coup d’œil simplement « convenir » aux idées de leur paroisse. Bien entendu quelques-uns des artistes d’église réalisent des œuvres d’une grande qualité, parce qu’il est certain qu’ils acquièrent une expérience précieuse au fil des commissions.
Par exemple, Bjørn Nørgaard (voir article précédent), qui a eu une exposition ici il y a deux ans, a réussi à combiner l’idée que l’artiste devait être libre et qu’il devait faire tomber des barrières, avec la possibilité de créer une œuvre pour une église. Dans les années 1970 il est devenu très célèbre en tant que rebelle et pour avoir abattu un cheval dans une performance rituelle… et maintenant il dit qu’il est le plus grand rebelle parce qu’il travaille pour des églises ; d’une certaine façon il rompt complètement avec les règles établies du monde de l’art !
En effet ! C’est absolument remarquable que les paroissiens de l’église de Knebel ait eu les tripes – si je peux m’exprimer ainsi – de considérer Nørgaard pour une commission dans leur église.
Oui, je pense que c’est toujours une question de comment les idées se développent dans la société, provenant d’abord d’un artiste et d’un groupe restreint – l’avant-garde – pour ensuite se répandre dans la société et être de plus en plus acceptées. Je pense que dans une certaine mesure j’aimerais que l’Eglise danoise soit un peu plus ouverte aux nouvelles formes d’art, parce que je crois que l’art revitalise les églises, qu’il rend celles-ci plus attractives auprès des jeunes, … Mais il n’y a pas beaucoup de jeunes artistes à qui l’on donne leur chance. C’est aussi en partie à cause de la nature même de l’art contemporain qui fait qu’il est difficile de l’imaginer dans une église – par exemple parce que l’œuvre est éphémère.
J’ai eu l’occasion de parler de ce problème spécifique avec Peter Callesen (voir article précédent sur Callesen) et il exprimait son désir de créer une œuvre permanente pour une église, un retable d’autel par exemple, mais ses interlocuteurs restaient sceptiques à cause du matériel qu’il utilise, le papier, et de l’extrême fragilité de ses œuvres alors qu’un retable d’autel est considéré comme un objet qui puisse durer. Pourtant son rapport à l’iconographie et à la religion chrétiennes est extrêmement intéressant. Mais peut-être cela devrait être l’occasion de « réinventer » la manière dont l’art entre dans l’église ou le rôle qui lui est attribué ; on pourrait par exemple avoir une collection d’œuvres qui trouvent leur place à tour de rôle dans l’église, en fonction de leur lien avec le temps liturgique…
Oui, exactement. De plus, aujourd’hui il ne faut pas beaucoup de temps pour qu’une œuvre « expire » et que la paroisse exprime le souhait d’avoir quelque chose de nouveau. Donc je pense que d’avoir des périodes d’« exposition » qui ne soient pas trop longues serait dans l’esprit de la manière dont nous vies changent en permanence.
Comme ce projet, « Un figuier peut-il porter une olive ? » [voir entretien antérieur avec Anne-Mette Gravgaard], dont le principe était de proposer trois installations artistiques différentes dans une même église, chacune demeurant quatre mois.

 

Ci-dessous : deux vues du Musée d’art religieux de Lemvig

© C. Levisse

 

 


Vous avez dit plus haut que vous n’aviez jamais essuyé de refus de la part d’un artiste ; pourquoi, selon vous, tous ces artistes, si différents, sont-ils heureux d’exposer au Musée d’art religieux de Lemvig ?
Je pense qui si vous vivez à Copenhague ou à Berlin, vous n’imaginez pas vraiment qu’il puisse exister un musée d’art ici, conduit par des forces locales, qui a une teinte particulière, une identité très spéciale, enracinée dans cette région du Danemark. Donc je crois que les artistes sont surpris puis fascinés par ce lieu. Si vous allez jusqu’au bout, vers l’Ouest, vous arrivez à Thyborøn et Harboøre, qui sont deux communautés de pécheurs ayant de fortes croyances religieuses, un humour noir et parfois des manières de penser bien étranges ! Mais parce que le musée est éloigné de la vie de la grande ville, il est influencé par d’autres manières de concevoir la vie.
Est-ce que ce musée pourrait être à Copenhague ?
Je pense que oui. Bien sûr le musée est affecté par l’identité du lieu, mais concernant les expositions nous essayons de ne pas en faire trop à propos des artistes locaux. Dans ce domaine nous avons eu une exposition sur un artiste local qui travailla au début du 20e siècle, Niels Bjerre […] qui s’intéressait aux pratiques religieuses et croyances locales, non sans sarcasmes, […] un mélange de réalisme et de symbolisme.
[…] Je pense que les murs ici ont une façon spéciale de mettre l’accent sur certains aspects des œuvres. Pour l’exposition « Fiction Sauvée », Kaspar Bonnén avait peint sur les murs extérieurs du musée, avec de la peinture qui ne devenait visible que sous la pluie : « Je veux être une part de toi, mais aussi être libre »…
Ce pourrait être un commentaire très intéressant de la position de nombreux artistes contemporains envers la religion : s’engager avec la religion, ses membres et ses institutions tout en conservant pleinement son intégrité, sa liberté ; être à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, ce qui est une attitude pour le moins paradoxale…
Exactement. On retrouve l’idée de la religion comme idéologie qui vous « capture » ; ce qui, je pense, appartient quelque peu aujourd’hui à une vue démodée de la religion – je l’espère.

 

Pouvez-vous m’en dire plus sur la manière dont naissent les idées pour les expositions ? Celles-ci sont de natures très différentes les unes des autres !
Je visite beaucoup d’autres expositions, je fais des « brainstormings » et je suis très ouverte aux suggestions ; je demande toujours aux gens s’ils ont une idée, et je crois qu’il est important de ne pas avoir de hiérarchie selon laquelle c’est de moi seulement que viendraient les idées. Bien entendu certaines choses ne fonctionneraient pas dans ce musée. Le concept doit être pertinent pour le Musée d’art religieux et l’art exposé doit être de qualité. J’essaie de varier les expositions, et de ne pas avoir deux expositions similaires à la suite, elles doivent être séparées d’un an ou deux. Je fais attention aussi aux personnes visées ; certaines expositions sont des « blockbusters », elles rendront le musée célèbre et attireront des visiteurs n’ayant jamais visité ce musée ou n’ayant pas mis les pieds dans un musée depuis des années. Et d’autres fois, je sais que l’exposition n’aura pas beaucoup de visiteurs, mais c’est important de la faire quand même.
Savez-vous de qui se compose votre public ?
Non, nous n’avons pas réalisé d’enquête. Mais lorsque nous demandons aux visiteurs d’où ils viennent, il apparaît qu’ils arrivent des quatre coins du pays. Nous avons aussi l’association des amis du Musée – ils sont 1300 – et sont dispersés à travers le Danemark.
Le fait que les visiteurs viennent de loin montre que le concept de ce musée correspond vraiment à une niche ; il est unique.
Oui. L’année dernière nous avons eu presque 35 000 visiteurs. Ce qui est beaucoup ; c’est vrai que nous avions eu un « blockbuster », cette année ce sera différent.
Quelle était l’exposition qui a attiré du monde l’année dernière ?
Une exposition des œuvres de la reine. Elle est aussi une artiste d’église, elle a réalisé quelques œuvres en milieu sacré : des textiles et la décoration d’une église.
Essayez-vous de mettre l’accent sur les artistes danois ?
C’est principalement une question financière : nous avons un budget à tenir. Il est parfois possible de monter une exposition très onéreuse – par exemple l’exposition cette année sur Richard Mortensen, avec beaucoup d’œuvres qui viennent de France. Nous essayons de donner une grande place aux artistes danois… et lorsque nous créons des expositions concernant l’art danois, nous essayons de les exporter. Par exemple l’exposition actuelle sur Bodil Kaalund partira ensuite pour Wittenberg, ainsi que quelques œuvres de l’exposition « Patriarches ».

 

 

           LES PATRIARCHES, 2010-11, exposition au Musée d’art religieux de Lemvig [PATRIARKERNE]

L’exposition montre les œuvres de quatre des plus grands artistes danois vivants : Bjørn Nørgaard, Jørgen Haugen Sørensen, Ingvar Cronhammar et Bodil Kaalund. Ils sont considérés, dans une certaine mesure, comme les « patriarches » de l’art contemporain danois grâce à leurs œuvres et actions qui influencèrent les générations qui les ont suivis. Ils ont créé, pour cette exposition, un dialogue avec les récits de l’Ancien Testament et tout particulièrement autour de trois personnages : Jacob, Isaac et Abraham.

Musée d’art religieux de Lemvig
Du 2 octobre 2010 au 20 février 2011

Stiftung Christliche Kunst à Wittenberg
Du 29 juillet au 27 septembre 2011

 

A droite : Bjørn Nørgaard, Abraham et Isaac, vitrail pour Christianskirken, 2007 © Michael Westermann,  Kunstcentret Du skal elske din fjende
              

                        

 


Pour finir, j’aimerais revenir sur vos propos concernant l’intérêt des « différences », qui serait plus fort que celui des « similitudes » ou ressemblances ; qu’est-ce qui vous paraît si intéressant dans la différence ? Qu’attendez-vous lorsque vous choisissez de montrer des œuvres qui ne semblent pas « appartenir » d’emblée à un Musée d’art religieux ?
D’abord, en ce qui me concerne, le musée le plus décevant est celui dans lequel vous n’êtes pas surpris – surtout en matière d’art contemporain. Bien sûr certaines expositions sont là pour vous conforter et vous garder dans la zone sécurisée, ne pas bousculer votre identité. Mais j’aime agiter tout cela un peu, une fois de temps en temps. Au sujet de la mise en valeur des différences, je pense que l’objectif est de créer pour les visiteurs qui viennent ici régulièrement une vue très large sur le monde. Et c’est au musée lui-même qu’il revient de délimiter le domaine qui le concerne… Ce musée n’a aucune valeur financière, nous ne gagnons pas d’argent, mais nous espérons créer une valeur culturelle. Et puisque les gens qui vivent dans les environs ne vont pas souvent dans les musées, nous voulons leur offrir la chance de percevoir des perspectives sur le monde qui soient différentes les unes des autres.

 

Entretien réalisé par Caroline Levisse à Lemvig, le 1er juillet 2010, et traduit de l’anglais.

 

 

Site internet du Musée d’art religieux de Lemvig, en danois : http://www.mfrk.dk/

 

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