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Entretien avec Anne-Mette Gravgaard

L'historienne de l'art et pasteur discute des relations actuelles entre l'art et l'Église évangélique-luthérienne danoise (Photographie : Suste Bonnén)
Publié le 19 juin 2009

 

 

 

Anne-Mette Gravgaard a débuté sa carrière comme historienne de l’art, en tant que spécialiste de l’art byzantin. En 1985, elle acheva sa formation en théologie et devint peu après consultante au « Kirkefondet » [La fondation de l’Église] au sein de laquelle elle fut en charge d’aider les paroisses sur les questions artistiques. Depuis une douzaine d’années, elle est également prêtre, actuellement à la paroisse de l’église de David (Davids kirke) et à l’église Luther (Lutherkirke), à Copenhague. Anne-Mette Gravgaard désire partager ses connaissances et a publié à cet effet plusieurs livres, notamment destinés à expliquer quels sont les problèmes et les solutions en matière d’introduction d’art contemporain dans les églises luthériennes (voir la bibliographie en bas de page). En 2003-2004, Anne-Mette a organisé une manifestation artistique et religieuse exceptionnelle intitulée Kan et figentræ bære oliven? [Est-ce qu’un figuier peut porter l’olive ?] pour laquelle cinq artistes qui d’habitude n’ont pas de lien avec l’Eglise ont créé quinze œuvres installées pendant quatre mois chacune dans cinq églises différentes.
Son expérience et ses connaissances font d’Anne-Mette Gravgaard une personne clé dans le domaine qui nous intéresse. C’est la raison pour laquelle je suis allée la trouver pour en savoir plus sur l’état des relations entre l’Eglise évangélique-luthérienne danoise et l’art…

 

Pouvez-vous en guise d’introduction rappeler quelques caractéristiques clés de la manière dont la religion luthérienne considère les images dans les églises ?
Nous sommes luthériens et Luther ne s’est jamais occupé des images ; il était indifférent aux images, parce que pour lui le mot et la musique c’était vraiment l’âme de l’église, pour cela, la lumière, les chandeliers, la Sainte Vierge et les images, c’est une part de l’Eglise, mais ça ne fait rien. Il les a appellé « adiafora » C’est pour ça que l’on n’a pas détruit nos anciennes images ici, pas comme les calvinistes l’ont fait.

 

Aujourd’hui, avez-vous l’impression que les paroissiens, les croyants, ont besoin de plus d’images dans leurs églises ? Est-ce qu’ils demandent des images ?
Oui, je crois que c’est vrai que les gens demandent des images ; et en effet, les gens ont toujours demandé des images. Mais parce que l’art contemporain a eu très peu d’images [figuratives] pendant beaucoup d’années, on a cru que ce n’était pas possible de faire des images actuelles pour l’église […] C’est comme si on avait eu un dégoût de cet art. Pour cette raison, pendant presque 50 ans on n’a pas eu d’art figuratif dans les églises. Maintenant c’est plus approprié… il y a aussi des grands artistes très connus qui font de l’art figuratif ; on a retrouvé la figure et on peut les placer dans les églises. Et aujourd’hui au Danemark, c’est l’art figuratif qui est préféré […].
 

L’exposition Kan et figentræ bære oliven [Est-ce qu’un figuier peut porter l’olive] a montré que cet art contemporain est possible dans l’église ; un nouveau dialogue semble s’installer. Quelles sont les caractéristiques de ce nouvel art contemporain dans l’église ?
C’est très subjectif. Pour moi l’église c’est une sorte de théâtre et pour cela on a besoin de décorations, de coulisses. C’est comme une scène et des coulisses, et le drame prend place. […] L’art figuratif est selon moi un art de contemplation pour les gens qui vont à l’église pendant la semaine et peut-être pour les gens qui s’ennuient pendant la messe, parce que ce n’est pas intéressant ou parce que le sermon est peut-être trop intellectuel. Cette expérience avec Kan et figentræ bære oliven montrait que l’atmosphère change d’après les différentes coulisses [c’est-à-dire les différentes installations], sans vraiment voir les objets, mais l’expérience c’était de mettre quelque chose de nouveau dans l’église et de voir ce qui se passe. Et ce n’était pas un Jésus en croix, une couronne d’épines ou quelque chose de commun face auquel on pense à la souffrance ou à la joie. C’était simplement pour créer une atmosphère, pour mettre en scène.
 

Est-ce que l’art contemporain peut avoir un rôle liturgique ?
Oui.
 

Et dans vos sermons, est-ce que vous utilisez les images ?
Oui, je le fais toujours. Par exemple ce samedi, j’ai eu un mariage et j’ai parlé sur la jalousie et j’ai montré les vitraux [du chœur] avec Adam, Eve et le serpent (d’Ernestine Nyrop 1918) […] et de cette manière je peux utiliser les images de n’ importe quelle âge. Mais quand il s’agissait des installations de Kan et figentræ bære oliven, par exemple les couleurs de la première installation dans Davids kirke (l’église de David), qui était un retable fait de trois bandes : bleu, jaune et rouge [Mikael Thejll, Entre ici et là. Entre rien et tout]. Et ces trois couleurs pouvaient être la Trinité, le Jugement dernier, l’Annonciation ou encore Noël avec le jaune des étoiles, le rouge des cœurs et le bleu de la nuit. Et comme ça on pouvait utiliser tous les éléments. Normalement ce n’est pas comme ça que l’on fait, on a une image dans laquelle on a un élément qui veut dire une chose précise. On a aussi eu une installation qui représentait une cascade qui partait du plafond, tombait sur l’autel et puis sur le sol [Leornard Forslund, La source de l’autel]. C’était immense et c’était fantastique, surtout avec les psaumes et les hymnes, pas avec le sermon. Je n’ai jamais dit quelque chose sur cette installation pendant les quatre mois pendant lesquels cette installation était dans l’église, mais on a choisi les hymnes d’après cette installation. Et au Danemark, les hymnes sont tellement importants, on chante tellement […]. On a beaucoup d’hymnes, en vers, qui parlent en images. Par exemple comment on est soigné par les eaux, baptisé par les eaux, il y a beaucoup d’allusions et des imaginations autour de l’eau ; donc l’installation c’était très bien. Pour les baptêmes, c’était fantastique. […] Une fois j’ai même oublié d’aller sur la chaire pour prêcher parce que j’étais dans les chants, avec les autres, et étais devenue lente et méditative. C’était différent d’avec la première installation qui était vraiment une doxologie stricte, tandis qu’avec la seconde on chante, on est emporté par l’esprit du moment.
Les gens ont beaucoup aimé cette cascade. J’ai eu par exemple un jeune couple qui voulait tellement se marier sous cette cascade. Mais en fait la journée où le mariage a eu lieu, l’installation a changé et je n’avais pas encore eu de relation avec l’œuvre [Annette Harboe-Flensburg, Roset]. Je ne savais pas ce que je devais dire sur l’installation, parce que ce n’est pas toujours la première fois que vous voyez une image que vous pouvez parler à son propos. C’est un sentiment qui se développe ; je crois.
Pour Kan et figentræ bære oliven, on a eu quinze différentes installations faites spécialement pour cinq églises et après les œuvres étaient détruites. Et quatre de ces cinq églises voudraient maintenant renouveler la décoration de leur église, spécialement autour de l’autel […]. Mais pour ces quatre églises, même s’il est clair qu’ils ont vraiment aimé les installations, parce que les artistes n’ont pas dit qu’ils étaient chrétiens, ils ne voudraient pas les avoir dans l’église pour une installation éternelle.
Une installation, une rosaire énorme, était drole et pleine des symboliques possibles [Helle Frøsig, Sans-titre, Taksigelseskirken]. Il était suspendu au plafond et accompagné de trois plateaux, et cela pouvait être la Trinité, etc., vraiment intéressant ; mais parce la croix leur manque, les gens de l’église ne voulaient pas avoir cette installation [de façon permanente]. Et donc j’ai dit à l’artiste « tu pourrais mettre une petite croix sur l’un des plateaux » et elle m’a dit « oui, mais je voudrais bien que ce soit les gens de cette église qui me disent de le faire ». Mais ils ne l’ont pas fait. Après le rosaire, l’un des paroissiens, un charpentier, a construit une croix, grande comme le rosaire, et l’a mis sur le mur de l’autel. Et c’était affreux … et après un an on est venu me demander qu’est-ce qu’on pouvait faire. La solution ne se trouvait pas chez les artistes contemporains mais avec un vieil artiste qui originellement avait fait un retable pour cette église, Axel Jørgensen (1883 – 1957). Il était socialiste mais croyant et paroissien de Taksigelseskirken. Il avait fait cette toile, « le lépreux, qui remercie le Seigneur pour sa guérison » spécialement pour Taksigelseskirken, « l’église du remerciement » comme un cadeau quand elle a était construite. Mais parce que la main du Seigneur n’était pas finie, le conseil paroissial a dit qu’on n’en voulait pas et ils ont choisi une autre œuvre. Celle-ci c’est avec des gens de la paroisse comme modèles, et il y a un des anges qui vit encore. La toile date de 1927. […] Mais si l’on a choisi de replacer un vieux retable, c’est parce que les gens qui vont à la messe dans cette église sont des personnes âgées. Si cette église était destinée à des jeunes, ce devrait absolument être une autre installation […].

 

    
Taksigelseskirken (l’"église du remerciement"), Copenhague

Helle Frøsig, Sans-titre, 2004         

© Anders Sune Berg

 Axel Jørgensen, Le lépreux

 1927 placé dans l’église en

 mai 2008

© C. Levisse

 

Il faut que ce soit en accord avec le public.
Oui. Et c’est peut-être temporaire ; de toute façon c’est mieux que la croix. Mais les installations de Kan et Figentræ bære oliven c’était fantastique. Avant je n’aimais pas cette église [Taksigelseskirken] mais avec l’installation j’ai vu les dimensions du chœur pour la première fois.
 

C’est ça le pouvoir de l’art dans l’église, c’est de révéler le lieu, d’affirmer la présence d’un lieu qu’on ne voit plus à force d’habitude.
Oui, …
 

Est-ce qu’il y a d’autres projets de ce genre ? Allez-vous répéter cette expérience ?
Non, c’est très cher, et puis maintenant ça a été fait. En ce moment je suis en train de discuter avec les gens de Ålborg klosterkirke, ou Helligaandskloster kirke et l’artiste Mogens Møller (qui a fait les grands vases sur Axeltorv). Il fait vraiment de grandes mises en scène théâtrales. Et on lui a demandé de faire un programme artistique pour cette église […]. J’en ai discuté avec lui et il aimerait bien faire un programme qui se concentre sur le baptême. Il y aurait un autel ovale, avec derrière une mosaïque de verre rose, un fond baptismal en forme d’œuf, un rouleau avec la prohetie de l’Isaie, un livre avec les rites de baptême et deux sculptures en bronze de l’ange Gabriel et du Saint-Esprit. Ce qui est intéressant c’est que c’est un programme d’ensemble, il n’y a pas seulement un point unique à regarder, mais différentes stations, on peut aller d’une chose à l’autre et réfléchir. C’est toujours une question qui m’intéresse, si l’art dans l’église est statique, on oublie de voir. L’idée de révéler l’espace c’est bien mais je crois que c’est seulement possible quand on ne s’ennuie pas, quand on n’est pas trop habitué aux choses que l’on voit.
 

Comment pourrait-on y remédier ?
Je fais passer ce message mais personne vraiment n’entend… Mais le cas de l’église dans Venstre Fængsel [prison de Copenhague] décorée par Peter Bonde est intéressant. […] Dans cette église il n’y a pas de « conseil paroissial », qui souvent pose les problèmes dans le cas des commandes. Donc j’ai pensé qu’il serait peut-être possible d’avoir pour cette église « Statens Kunstfond » [La fondation pour l’art de l’Etat], pour réaliser une nouvelle décoration. Statens Kunstfond s’occupe uniquement des questions artistiques et choisi les artistes. Donc j’ai écrit une demande. […] Et Statens Kusntfond a donné de l’argent et bien sûr c’est aussi eux qui ont choisi l’artiste, Peter Bonde, un artiste qui n’avait jamais été, je crois, dans une église. […] Dans sa décoration assez controversée avec un autel jaune et un fond baptismal rose et des banquettes multicolores, il a incorporé un grand écran sur lequel passent des images. Et c’est ça la véritable décoration de l’autel, l’écran sur lequel des images apparaissent et changent pendant la messe […] J’aime bien cette idée, mais pas l’écran en lui-même. Je voudrais bien utiliser des reproductions, des photos, par exemple les affiches de Benetton, comme des retables. On verrait les mêmes affiches avec des sentiments différents selon qu’elles soient dans le monde mercantile ou le monde ecclésiastique ; de cette façon l’église pourrait être un peu en mission, dans les magasins !
 

Justement, est-ce que c’est aussi l’objectif avec ces nouvelles installations contemporaines d’attirer davantage de personnes dans les églises ?
Pendant le temps durant lequel on a eu ces installations contemporaines [de Kan et figentræ bære oliven?], on a eu beaucoup plus de personnes dans les églises, mais la plupart de ces gens venaient pendant la semaine et pour des visites guidées. Néanmoins je crois que même pendant une visite guidée on a des sentiments religieux.
 

Oui, ne serait-ce que le lieu : ce n’est jamais neutre que d’entrer dans une église.
Oui, on a fait un pas, et même si on a peut-être l’idée d’une sorte de musée ; d’ailleurs les gens ont souvent dit [de Kan et figentræ bære oliven?] que c’était des expositions dans les églises, mais ce n’était pas des expositions. On est dans un monument avec une autre atmosphère et on doit se demander ce que c’est que le fonds baptismal, l’autel, etc. Et c’est aussi notre mission…
 

A ce propos, c’est justement dans une volonté pédagogique que vous avez créé des petites brochures telles que « les clés de l’église » et « les clés de la liturgie », qui expliquent  le sens de l’endroit, des choses qui y prennent place, des différents moments de l’office, etc.
Oui, j’aime expliquer et enseigner, mon idée c’est de prendre quelque chose et le donner à quelqu’un. Ce que je sais sur l’art, la religion, etc., […].
 

Cet effort pédagogique est nécessaire, notamment pour les jeunes qui n’ont plus de culture religieuse.
Oui, aussi pour les enfants [« Hvorfor holder vi fri » : programme de catéchisme pour les enfants]. J’ai fait faire de grandes affiches reproduisant des œuvres d’art de différentes périodes, de différentes origines géographiques pour que les enfants puissent imaginer Dieu, les saints, etc. et parler à partir des images […] Et maintenant ça existe dans beaucoup d’églises au Danemark. […]
 

Existe-t-il au Danemark des festivals d’art sacré ?
Non, mais c’est une bonne idée. […]
 

Pour finir, comment appelez-vous cet art contemporain qui entre dans les églises ?
Ça c’est un grand problème, « kirkekunst » [« art d’église »]. […]Les œuvres doivent être des choses bien faites et réalisées spécifiquement pour un endroit particulier. Mais ça pourrait être intéressant de voir comment les objets créés pour une église prennent place et fonctionnent dans d’autres endroits du monde. Par exemple, j’ai voulu placer une des œuvres de Kan et figentræ bære oliven? dans un hôpital. […] C’était tellement joli dans l’église [Taksigelseskirke], ce Triptykon Transparens de Leonard Forslund… J’ai fait un sermon avec cette installation dans l’église sur le thème de la Transfiguration et c’était la première fois que je voyais les voûtes de cette église.
 

Et à l’hôpital, comment est-ce que ça a marché ?
C’était installé sur une paroi faite de petites pierres grises, dans l’entrée. Et c’était tout à fait autre chose et ce n’était plus religieux, ce n’était plus de l’art sacré, alors que ça l’était dans l’église. […]

 

 

 Ci-dessous : les différentes installations du Triptykon Transparens, de L. Forslund (2003)

  Installation dans Taksigelseskirken, 2003- 2004

© Anders Sune Berg

 

Installation à Rigshopitalet, juin 2004

©  Anne-Mette Gravgaard

 

 

entretien avec Anne-Mette Gravgaard réalisé par Caroline Levisse, le 17 juin à Copenhague

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Quelques références bibliographiques
 

  • Anne-Mette Gravgaard, avec Marianne Amundsen, Kan et figentræ bære oliven ? Nyt fokus på kunst og religion [Est-ce qu’un figuier peut porter l’olive ? Nouveau focus sur l’art et la religion], catalogue d’exposition dans cinq églises de Copenhague en 2003-2004 ; Copenhague : Arkitektens forlag, 2005

        Voir aussi le site internet de Kan et figentræ : http://www.kunstogkirke.dk/index2.html
        Avec des photos de toutes les installations et des églises, et un résumé en anglais

  • Anne-Mette Gravgaard, Tro- Rum- Billede [Foi- Espace- Image], Århus, 2002
  • Anne-Mette Gravgaard (ed.), Ny kunst i gamle kirker [Nouvel art dans les églises anciennes], Århus : Landsforeningen af Menighedsrådsmedlemner forlaget, 1995
  • Anne-Mette Gravgaard (ed.), Kirkerum og billedkunst. Inspiration fra et seminar i Løgumkloster [L’espace religieux et l’art visuel], Danemark: Kirkefondet, 1992
  • Anne-Mette Gravgaard, Kirke og kunst i 100 år [100 ans d’Église et d’art], Kirkefondet: 1990

 

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