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Les processions des Béatitudes : un thème original de Maurice Denis 4/5

Le nom de « Sermon sur la Montagne » a été donné à un ensemble d’enseignements de Jésus rapportés dans les chapitres 5 à 7 de l’évangile selon saint Matthieu. Huit versets placés au début du chapitre 5 sont particulièrement connus : il s’agit des « Béatitudes », huit paroles de Jésus assurant que le vrai bonheur ne se trouve pas en obéissant aux critères du monde. Ce thème occupe une place de choix dans l’oeuvre du peintre Maurice Denis (1870 – 1943) qui a ouvert des voies nouvelles pour l’illustrer. On peut découvrir le talent visionnaire de ce grand artiste chrétien en comparant des oeuvres qu’il a composées entre 1915 et 1933 et que l’on peut voir aujourd’hui à Saint-Germain en Laye, Limoges, Vincennes et Saint-Ouen.
Publié le 03 septembre 2015

En cinq articles, Claude de Martel convie le lecteur à partir à la découverte de ces oeuvres : une occasion de visites culturelles en Limousin et en Île-de-France. Fabienne Stahl, docteur en histoire de l’art, auteur d’une thèse et de nombreuses publications sur les décorations religieuses de Maurice Denis, a bien voulu faciliter et encourager les recherches entreprises pour la rédaction de ces articles. Nous lui exprimons une immense gratitude.
Nota : dans les articles II et suivants, nous désignons par une lettre et parfois une typographie particulière le sujet de chacune des « Béatitudes », en suivant l’ordre des versets de l’évangile de saint Matthieu : « Heureux les » Simples (S), Doux (D), Affligés (A), Justes (J), Miséricordieux (M), Purs (P), Pacifiques (P), Persécutés pour la Justice (P).

IV/ LES VARIATIONS SUR LE THÈME 

Saint-Germain en Laye (musée Maurice Denis)

Les peintures de la chapelle du Prieuré à Saint-Germain en Laye (entre 1928 et 1930)

Nous avons vu (article II) que Maurice Denis avait eu, en mars 1922, le bonheur de réaliser partiellement son rêve de rendre au culte la chapelle de sa grande maison de Saint-Germain en Laye, le Prieuré. Mais, au moment de la consécration de celle-ci, les murs étaient encore nus. C’est seulement entre 1926 et 1930 que le peintre pourra mener à terme son projet de décoration, et notamment la réalisation des « Béatitudes ».

Rappelons que, dans un carnet de croquis de 1914-1915, il avait noté : « Sur les murs, à fresque et à mi-hauteur, la Procession des Béatitudes : ceux qui pleurent, ceux qui sont doux, les Vierges, les Martyrs : chaque groupe précédé d’un ange marchant et exprimant le sentiment du groupe ».

Il avait d’abord décliné ce thème sous la forme d’esquisses, aujourd’hui présentées au musée des Beaux-Arts de Limoges (voir article II). Puis, il l’avait mis en oeuvre dans un cadre correspondant à sa volonté première, celui d’une église, en l’occurrence l’église Saint-Louis de Vincennes (article III). Mais – nous l’avons souligné à plusieurs reprises – la véritable consécration qu’il voulait donner à ses « Béatitudes », était de les peindre sur les murs de sa chapelle du Prieuré. Ce qu’il fera à partir de 1928.

Or, pour qui découvre les peintures du Prieuré en ayant regardé et analysé les réalisations précédentes, la surprise est grande.

Certes, comme on pouvait s’y attendre grâce à la disposition des panneaux de Vincennes, différente de celle de Limoges, la succession des « Béatitudes » sur les murs s’apparente à la succession des stations d’un Chemin de Croix (voir article II). Les quatre « Béatitudes » dans lesquelles les anges, à Limoges, paraissent accueillir au Paradis l’humanité en marche, se trouvent du côté de l’Évangile (côté gauche), et les quatre « Béatitudes » dans lesquelles les anges, à Limoges, entraînent l’humanité vers le Paradis, sont du côté de l’Épître (côté droit).

 

Fig. 15
Comparaison de la disposition des « Béatitudes »
Chapelle Saint-Louis du Prieuré de Saint-Germain en Laye
Chapelle Saint-Louis du Musée des Beaux-Arts de Limoges

Mais les couleurs, la composition des panneaux, leur disposition : sur tous ces points les peintures du Prieuré apportent des bouleversements inattendus.

La description des innovations ainsi introduites par le peintre mériterait une analyse beaucoup plus fouillée que celle que nous pouvons proposer ici. En effet, ce que nous voyons dans la chapelle du Prieuré nous révèle toute l’ampleur du talent artistique de Maurice Denis. Nous saisissons le peintre à l’oeuvre dans l’exercice qu’il affectionnait par-dessus tout, comme ses amis de la période nabie : la décoration murale.

La « peinture des murs » exige de prendre en compte non seulement les données propres du sujet que le peintre veut illustrer, mais encore l’architecture du bâtiment et les autres éléments de décor déjà présents ou prévus. Comme nous l’avons indiqué dans l’article I, il s’agit vraiment de réaliser une oeuvre d’art totale, inscrivant chaque décor particulier dans un ensemble homogène, harmonieux, équilibré.

Nouvelles couleurs

Alors que les oeuvres de Limoges et Vincennes se caractérisaient par leurs couleurs chaudes, les peintures du Prieuré sont un camaïeu de blancs et de bleus, d’apparence beaucoup plus froide.

Fig. 16 Maurice Denis, Heureux ceux qui pleurent
Chapelle du Prieuré
© Musée départemental Maurice Denis

Ce choix s’est certainement imposé à Maurice Denis par la nécessité de ne pas surcharger la décoration de la chapelle, compte-tenu de sa dimension relativement modeste et des autres décors déjà en place (boiseries, grand vitrail, autel, chemin de croix, etc.). Comme l’indique Fabienne Stahl, le peintre a trouvé la solution de cette difficulté lors d’un voyage en Italie : il note, en effet, en mars 1928, dans son journal : « Se rappeler, à Sant ‘Andrea et ailleurs, les inscriptions or sur fond bleu terne, qui s’accorde si bien avec le ton pierre des grisailles. Pour la chapelle du Prieuré. »

La « vibration » des « Béatitudes » du Prieuré est peut être diminuée aussi parce que le peintre a fait le choix, à la suite du chantier de Vincennes, de renoncer à la technique artisanale de la fresque au profit d’une peinture industrielle aux propriétés par ailleurs remarquables, le Stic B, qu’il avait expérimentée pour la « Glorification de Saint Louis », une autre de ses oeuvres dans l’église de Vincennes.

D’où l’importance, dans les peintures du Prieuré, de l’or : il est utilisé pour restituer la présence de la lumière, caractéristique des tableaux de Limoges, et qui symbolise la présence divine : certains personnages sont pourvus d’attributs dorés qui expriment leur proximité avec Dieu – une différenciation étant d’ailleurs faite entre les anges, dont la tête irradie de rayons de lumière, et les saints, qui sont nimbés d’auréoles pleines ou ajourées.

Nouvelles compositions

Comme à Vincennes, le paysage terrestre, si présent à Limoges, a disparu, et les personnages sont disposés sur des nuages en volutes. Cependant, la taille des figures (2,50 m de hauteur environ) et leur disposition à mi-hauteur rapprochent les scènes représentées de la nature humaine, en quelque sorte – alors qu’elles en sont très éloignées à Vincennes.

Mais une autre source d’étonnement est le nombre des panneaux : dix ! La raison est que Maurice Denis a pris le parti de diviser deux « Béatitudes », celle des Justes et celle des Persécutés pour la Justice en deux demi-panneaux : dans les deux cas, un demi-panneau est sous-titré avec le texte du début du verset évangélique (« Heureux ceux qui ont faim et soif de la Justice » ; « Heureux ceux qui souffrent persécution pour la Justice »), et le second demi-panneau est sous-titré avec la fin du verset (« Parce qu’ils seront rassasiés » ; « Parce que le Royaume des Cieux est à eux »).

Si les dix panneaux ou demi-panneaux sont de hauteur identique, leur largeur est variable. Ainsi, on trouve, dans la chapelle du Prieuré, trois principaux formats de composition :

Les formats longs, qui reprennent, sous réserve des modifications déjà indiquées, les scènes de deux panneaux de Limoges : les « Béatitudes » des Affligés (fig. 16 ci-dessus) et des Pacifiques (fig. 17 ci-après) ;

Fig. 17 Maurice Denis, Heureux les pacifiques
Chapelle du Prieuré
© Musée départemental Maurice Denis

Les formats semi-longs à 4 (panneau des Simples et demi-panneau des Persécutés) ou 7 figures principales (demi-panneau des Justes et panneau des Purs)
Les formats simplifiés, identiques à ceux de Vincennes : les Simples, les Doux, les Miséricordieux, ainsi que le second demi-panneau des Justes (communion de Saint Louis, fig. 19 ci-après) et celui des Persécutés pour la Justice (ange porte – croix, fig. 18 ci-après) ;

On peut penser que ces solutions se sont imposées à l’esprit de Maurice Denis quand il a réalisé qu’au Prieuré, il n’aurait pas deux, mais quatre murs à décorer avec la représentation des Béatitudes. Car, outre les murs Nord et Sud, il lui fallait décorer le mur Ouest, de part et d’autre du grand vitrail qu’il avait réalisé derrière l’autel, et le mur Est, de part et d’autre de la porte d’entrée (la chapelle est orientée vers l’Ouest).

Une plus grande surface à couvrir, des murs à angles droits : on ne peut qu’admirer le génie avec lequel le peintre a su utiliser ces contraintes pour créer, par exemple, avec les deux demi-panneaux de la « Béatitude » des Persécutés une mise en scène d’une extraordinaire tension dramatique (qui ne peut être vraiment perçue que par une visite sur place) : dans un demi-panneau d’une conception totalement nouvelle, il représente Saint Jean-Baptiste derrière les barreaux d’une prison dont le regard – comme celui des trois autres saints représentés – semble tourné vers le demi-panneau de l’ange porte-croix, lequel a lui-même le regard tourné vers le Christ en croix peint dans la partie haute du grand vitrail du choeur.

Fig. 18 Maurice Denis, Heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice/Parce que le royaume des cieux est à eux
Chapelle du Prieuré
© Musée départemental Maurice Denis

Une synthèse entre la Foi et l’Art

Enfin, un dernier élément retiendra particulièrement l’attention dans les peintures du Prieuré. Car il montre comment le peintre Maurice Denis a su imposer au chrétien Maurice Denis de sacrifier des choix que nous pensions acquis.

Dès le premier article, présentant les croquis de 1914 – 1915, nous avions fait l’hypothèse que, dans sa réflexion sur la représentation des « Béatitudes », l’artiste avait intégré la relation visuelle que le fidèle pourrait établir entre chaque panneau et le point le plus important dans une église : l’autel avec son tabernacle. Cet espace sacré représentant le lieu de la rencontre avec Dieu orientait la position des anges présents dans chacun des panneaux : pour quatre « Béatitudes », l’ange paraissait tourner le dos au tabernacle, comme s’il accueillait les êtres humains au seuil du Paradis ; et pour les quatre autres « Béatitudes », l’ange était au contraire tourné en direction du sanctuaire, comme s’il guidait les foules humaines sur le chemin du Paradis.

Cette disposition était parfaitement respectée dans les panneaux conservés à Limoges. A Vincennes et au Prieuré, elle est aussi respectée pour les « Béatitudes » des Purs, des Pacifiques (fig. 17) et des Persécutés pour la Justice (fig. 18) qui sont placées du côté de l’Épître, avec leurs anges aux visages tournés vers l’autel. Du côté de l’Évangile, elle est seulement respectée pour la « Béatitude » des Affligés (fig. 16), avec son ange tournant le dos à l’autel. Mais ce schéma vole en éclats pour les autres « Béatitudes » – l’exemple le plus frappant étant celui des deux demi-panneaux consacrés aux Justes (fig. 20 ci-après) qui comportent chacun un ange, l’un en position d’accueil (comme dans toutes les oeuvres précédentes relatives à cette « Béatitude ») et l’autre en position de guide (qui est une création nouvelle).

Fig. 19 Maurice Denis, Heureux ceux qui ont faim et soif de justice/Parce qu’ils seront rassasiés
Chapelle du Prieuré © Musée départemental Maurice Denis

Cette solution un peu étrange peut s’expliquer par la disposition des deux demi-panneaux, placés à angle droit, près de la porte d’entrée de la chapelle. Car, si l’on rapproche le premier des demi-panneaux du panneau des Miséricordieux, placé de l’autre côté de la porte, la recherche d’une symétrie paraît avoir été le motif dominant des deux compositions.

Deux panneaux à l’arrière de la chapelle (de part et d’autre de la porte d’entrée)
Fig. 20 Maurice Denis,
Chapelle du Prieuré
© Musée départemental Maurice Denis

Ici, l’esthétique a eu le dernier mot. Et l’on trouverait, dans les « Béatitudes » du Prieuré, bien d’autres exemples de cet arbitrage que Maurice Denis a su rendre entre sa volonté de pédagogie religieuse et son génie d’artiste. C’est précisément pour cette raison que le décor de cette chapelle, qui a occupé sa pensée pendant un si grand nombre d’années, mérite absolument une visite. Elle permet de découvrir un chrétien convaincu, mais aussi un artiste exceptionnellement doué : un modèle d’artiste chrétien.

A suivre …

Claude de Martel
Septembre 2015

 

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