En cinq articles, Claude de Martel convie le lecteur à partir à la découverte de ces oeuvres : une occasion de visites culturelles en Limousin et en Île-de-France.
Fabienne Stahl, docteur en histoire de l’art, auteur d’une thèse et de nombreuses publications sur les décorations religieuses de Maurice Denis, a bien voulu faciliter et encourager les recherches entreprises pour la rédaction de ces articles. Nous lui exprimons une immense gratitude.
Nota : dans les articles II et suivants, nous désignons par une lettre et parfois une typographie particulière le sujet de chacune des « Béatitudes », en suivant l’ordre des versets de l’évangile de saint Matthieu : « Heureux les » Simples (S), Doux (D), Affligés (A), Justes (J), Miséricordieux (M), Purs (P), Pacifiques (P), Persécutés pour la Justice (P).
III/ LES VARIATIONS SUR LE THÈME
Vincennes (église Saint-Louis)
Dans un premier article, nous avons vu que la conception par Maurice Denis du projet de représenter les « Béatitudes » était étroitement liée à son projet d’aménagement et de décoration de la chapelle du Prieuré, à Saint-Germain en Laye. Nous avons vu aussi qu’il avait jeté sur un carnet de croquis, dès 1914 ou au début de 1915, les grandes lignes de sa conception du sujet. En 1915, il a franchi un pas important en peignant, sous forme d’esquisses, huit panneaux aujourd’hui conservés au Musée des Beaux-Arts de Limoges et que nous avons présentés dans le deuxième article. Mais les années passent …
Avant le Prieuré, une possibilité de réalisation inattendue : Saint-Louis de Vincennes (1923)
Une fois la guerre achevée, Maurice Denis ne parvient pas à lancer aussi vite qu’il l’aurait souhaité son chantier du réaménagement et de la décoration de la chapelle du Prieuré. Déçu par les lenteurs de l’architecte initialement choisi, il se résout, à l’été 1919, à faire appel à son ami le grand architecte Auguste Perret, avec qui il a déjà collaboré pour le théâtre des Champs-Élysées. L’inauguration de la chapelle a lieu le 22 mars 1922, mais la décoration n’est alors pas totalement achevée. En particulier, les fresques prévues pour les « Béatitudes » n’ont pas été réalisées.
Toutefois, sans doute vers la fin de 1920, Maurice Denis se trouve associé au projet de décoration de l’église Saint-Louis à Vincennes, dont les architectes Jacques Droz et Joseph Marrast viennent d’achever le gros oeuvre ; il accepte avec enthousiasme. Son voisin et ami de Fourqueux, le peintre Henri Marret a été également sollicité. Le 16 janvier 1921, ce dernier écrit à Joseph Marrast : « Maurice Denis préfèrerait 8 panneaux ronds [dans lesquels] il exécuterait les Béatitudes ».
Dans cette église à l’architecture très novatrice, de plan carré, Maurice Denis ne trouve évidemment pas le contexte habituel des églises anciennes. En particulier, les murs des trois façades autres que celle du choeur sont occupés par d’immenses verrières en béton. C’est dans les écoinçons des quatre grands arcs délimitant tout le volume de l’église qu’il est envisagé de placer les fresques des « Béatitudes », à l’intérieur de « panneaux ronds ».
Écoinçon Nord-Est de l’église Saint-Louis de Vincennes
On offre donc à Maurice Denis des surfaces très contraintes, situées de surcroît, à une hauteur impressionnante, 20 mètres environ. Et l’idée de présenter les « Béatitudes » dans des « panneaux ronds » prouve déjà que les « Béatitudes » de Vincennes seront très différentes des tableaux aujourd’hui à Limoges, qui développent des scènes de groupes sur un plan horizontal.
Les fresques de Saint-Louis de Vincennes : une composition nouvelle
En définitive, la formule des « panneaux ronds » n’est pas retenue, mais la solution technique retenue par Maurice Denis consiste bel et bien à tronquer les compositions de 1915 pour en extraire des « citations ». Comme par un effet de loupe, le peintre fait disparaître les groupes qui occupaient une place si importante dans ses travaux préparatoires, croquis et esquisses. Il ne retient plus, de ces scènes collectives, que les figures qu’il juge les plus importantes, celles des anges. Les fresques de Vincennes permettent ainsi d’assurer que, dans l’esprit de Maurice Denis, le motif central de son thème des « Béatitudes » était bien l’association des anges à la destinée humaine.
Chacune des huit fresques de Vincennes, de taille colossale (4,5 x 3,5 m), comporte donc un nombre très limité de figures :
– un ange accompagné de deux personnages (M : le père et son fils ; D : la Vierge Marie portant l’enfant Jésus dans les plis de son vêtement – « Bienheureux les Doux – Beati mites », figure ci-après) ;
Écoinçon Nord-Est de l’église Saint-Louis de Vincennes
– ou un ange accompagné d’un seul autre personnage (S : saint François d’Assise ; A : Adam ; J : saint Louis) ;
– ou l’ange seul (P : ange en position d’orant, les mains croisées sur le coeur ; P : ange juché sur un âne et brandissant un rameau d’olivier ; P ; ange portant une croix).
Cette extrême simplification du sujet représenté explique d’ailleurs le caractère un peu insolite que présente, à Vincennes, la « Béatitude » des Pacifiques (cf image ci-dessous). La peinture d’un ange juché sur un âne fait supposer une assimilation à Jésus, avant sa Passion, faisant son entrée à Jérusalem : une superposition d’images qui surprend, voire dérange car elle est hardie sur le plan théologique (beaucoup plus hardie que celle de l’ange « porte croix » de la « Béatitude » des Persécutés, qui peut être rattachée à l’iconographie traditionnelle des anges portant les instruments de la Passion – voir la dernière image de l’article II).
Écoinçon Sud – Est de l’église Saint-Louis de Vincennes
On ne sait pas comment l’idée de cette innovation vint à Maurice Denis, mais elle apparaît pour la première fois dans le panneau de Limoges correspondant (dans le croquis de 1914 – 1915, l’ange de cette « Béatitude » est à pied) ; or, dans ce panneau, l’ange juché sur l’âne est suivi par un groupe nombreux qui souligne le parallèle avec la foule de Jérusalem et confirme donc l’assimilation de l’ange au Christ. A Vincennes, le fidèle doit se contenter d’une ellipse …
Autre différence significative par rapport aux études conservées à Limoges, toutes les figures de Vincennes sont représentées sur un tapis de nuées. Ce fait, conjugué avec l’élévation en hauteur des oeuvres et la simplification des sujets représentés, donne aux « Béatitudes » de Vincennes un caractère dépaysant, surnaturel, on pourrait dire, céleste, qui ne paraissait pas être dans l’intention initiale de Maurice Denis. Cependant, on se rappellera qu’il avait écrit dans son carnet de croquis de 1914-1915 : « chaque groupe précédé d’un ange marchant et exprimant le sentiment du groupe » ; ce sentiment pouvait être surnaturel.
En définitive, les fresques de Vincennes s’apparentent à des citations des panneaux de Limoges, dont elles conservent les magnifiques coloris.
Enfin, par rapport aux intentions qui ressortaient des oeuvres préparatoires de 1914 et 1915, la hauteur des fresques à Vincennes, très au dessus du niveau de l’autel, interdit la mystérieuse complémentarité entre le tabernacle où repose le Saint Sacrement et des peintures qui étaient conçues pour être situées « à mi-hauteur » (encore qu’à Vincennes, une complémentarité pourrait être trouvée avec la majestueuse figure du Christ Pantocrator, peinte par Henri Marret, qui orne le sommet de l’arc triomphal ouvrant sur le choeur).
En définitive, les fresques de Vincennes s’apparentent à des citations des panneaux de Limoges, dont elles conservent les magnifiques coloris. Mais on pourrait aussi voir en elles, malgré l’énorme différence des formats, un prolongement de l’inspiration qui guidait Maurice Denis lorsque, à peine âgé d’une dizaine d’années, il dessinait et coloriait des images de piété.
Une disposition nouvelle
Toutes les différences que nous venons de relever suffisent-elle, cependant, pour expliquer les changements survenus dans la composition des scènes restreintes de Vincennes par rapport aux esquisses de Limoges ?
Trois (les Purs, les Pacifiques et les Persécutés pour la Justice) des quatre anges des « Béatitudes » du second groupe (le quatrième est celui des Miséricordieux), placés à droite, visage vers la droite, dans les panneaux de Limoges retrouvent à Vincennes, non leur position dans une scène de groupe qui a disparu, mais l’orientation du visage qu’ils avaient dans les croquis de 1914 – 1915: tourné vers la gauche.
Ce changement de composition ne peut s’expliquer que par le fait que le peintre a de nouveau réfléchi à la manière dont il entend disposer, à Saint-Germain en Laye, les « Béatitudes » par rapport à l’autel et au tabernacle. Comme on le constatera dans le quatrième billet de cette série, Maurice Denis a d’ores et déjà décidé d’intervertir, au Prieuré, l’emplacement des panneaux sur les murs : les quatre « Béatitudes » du premier groupe, dans lesquelles les anges paraissent accueillir au Paradis l’humanité en marche, passeront du côté de l’Épître à celui de l’Évangile (du côté droit au côté gauche) ; et les quatre « Béatitudes » du second groupe, dans lesquelles les anges entraînent l’humanité vers le Paradis, passeront du côté de l’Évangile à celui de l’Épître (du côté gauche au côté droit) : une interversion préfigurée dans la disposition de Vincennes.
Une réalisation éprouvante pour le peintre
Vincennes ne servira pas seulement de « banc d’essai » à Maurice Denis pour la disposition des peintures. Le travail dans l’église Saint-Louis, en avril-mai 1923, se révèlera éprouvant pour le peintre, compte-tenu de son âge et des maux oculaires qui l’assaillent. Fabienne Stahl le décrit ainsi :
« L’artiste doit travailler avec deux équipes en parallèle. Il faut quatre journées pour exécuter un groupe : il commence par tracer les limites de la figure à peindre, puis l’enduit à l’extérieur de la figure est posé et les inscriptions [en latin] réalisées ; enfin on termine par la figure, enduit et peinture. Les ouvriers ont besoin de trois jours pour déplacer les échafaudages et il n’est pas possible de déborder du calendrier prévisionnel établi au plus juste. »
Ainsi, lorsque Maurice Denis pourra – enfin – peindre les « Béatitudes » dans la chapelle du Prieuré, il renoncera à la technique de la fresque, qu’il avait pourtant prévue dans ses annotations de 1914-1915.
A suivre …
Claude de Martel
Juillet 2015