En cinq articles, Claude de Martel convie le lecteur à partir à la découverte de ces oeuvres : une occasion de visites culturelles en Limousin et en Île-de-France. Fabienne Stahl, docteur en histoire de l’art, auteur d’une thèse et de nombreuses publications sur les décorations religieuses de Maurice Denis, a bien voulu faciliter et encourager les recherches entreprises pour la rédaction de ces articles. Nous lui exprimons une immense gratitude.
LA NAISSANCE DU THEME
Saint-Germain-en-Laye
Maurice Denis considérait la décoration d’église comme le sommet de son ambition artistique
Avril 1914 : Maurice Denis achète, dans la ville où il réside depuis son enfance, Saint-Germain-en-Laye, un imposant édifice, ancien hôpital royal construit par Madame de Montespan. Il le rebaptise « Le Prieuré » (aujourd’hui Musée départemental Maurice Denis). Le peintre a alors 44 ans, et une renommée artistique bien établie. Il est un homme déterminé, amateur de grands projets, aux ambitions élevées.
L’hôpital comportait une chapelle, dédiée à saint Louis. Dans le projet de l’aménager et de la décorer, Maurice Denis voit la possibilité de réaliser enfin une oeuvre totale dans laquelle il mettra son talent de peintre au service de sa ferveur religieuse – une ferveur jamais démentie depuis ses émois d’adolescent assistant aux offices dans l’église paroissiale. Ses réalisations du Vésinet (la chapelle du collège Sainte-Croix et l’église Sainte-Marguerite) entre 1898 et 1903, bien que très remarquables, étaient, en effet, restées partielles et isolées.
Dès l’origine, Maurice Denis retient le thème des Béatitudes pour son projet de la chapelle du Prieuré (1914-1915)
Dans un petit carnet conservé dans les archives du Catalogue raisonné de l’oeuvre de Maurice Denis, et que l’on peut dater des mois suivant l’acquisition (1914 ou 1915), le peintre note ses premières idées pour les murs. Il envisage d’abord de représenter plusieurs scènes tirées des Évangiles, dont le « Sermon sur la Montagne » (St Matthieu – chap.5 à 7). Puis, un peu plus loin dans le carnet, il note la solution qu’il retiendra finalement : « Sur les murs, à fresque et à mi-hauteur, la Procession des Béatitudes : ceux qui pleurent, ceux qui sont doux, les Vierges, les Martyrs : chaque groupe précédé d’un ange marchant et exprimant le sentiment du groupe ».
Ainsi, c’est la totalité des deux murs (ou, du moins, leur surface médiane, à hauteur d’homme) qui serait affectée à l’illustration d’un seul passage du « Sermon sur la Montagne » : les versets 3 à 10 du chapitre 5, connus sous le nom de « Béatitudes », dans lesquels le Christ promet le bonheur de la vie éternelle aux simples, aux doux, aux affligés, aux justes, aux miséricordieux, aux purs, aux pacifiques, aux persécutés. Maurice Denis prévoit donc de donner à ce thème un développement très important : un projet ambitieux, car le sujet est difficile.
Ce thème représente un véritable défi pour l’iconographie chrétienne
En effet, si les « Béatitudes » sont souvent considérées, même par des incroyants, comme un des joyaux de l’enseignement du Christ, leur illustration oppose aux chrétiens, mais aussi aux artistes, des obstacles redoutables.
Pour les chrétiens, la question se pose toujours de savoir si le renoncement aux critères du monde prôné par les « Béatitudes » ne constitue pas un choix au dessus des forces humaines. Dans les Archives du Nord, Marguerite Yourcenar (qui évoque « le sublime du Sermon sur la Montagne »), apporte sa réponse : « si peu de chrétiens s’en imprègnent qu’on a peine à croire que [cet enseignement] ait pénétré bien profondément ». Pour elle, si les mots du Christ représentent bien idéal de vie, même ceux qui se recommandent de lui ne le mettent pas en pratique.
Pour les artistes, cette difficulté s’aggrave par le fait que, pour représenter les « doux », les « affamés de justice », les « artisans de paix » et autres figures des « Béatitudes », la solution technique qui vient spontanément à l’esprit est de recourir à des symboles ou des allégories. Mais cette échappatoire ne saurait satisfaire totalement des artistes dont la religion est ancrée dans les réalités humaines.
Avant Maurice Denis, deux procédés seulement étaient utilisés pour représenter les « Béatitudes » : elles étaient exprimées de manière totalement implicite ou au contraire totalement littérale. » C. de Martel
Il y a là un véritable défi – dont on peut estimer que, jusqu’à Maurice Denis, l’iconographie chrétienne ne l’avait pas vraiment relevé. Car, avant lui, deux procédés seulement avaient été utilisés pour représenter les « Béatitudes » : soit elles étaient exprimées de manière totalement implicite, soit elles étaient exprimées de manière totalement littérale.
Tantôt les peintres représentaient le Christ enseignant, sur une montagne, à ses disciples ou aux foules, dans des compositions suggérant une écoute attentive et des coeurs en paix. Le sujet était alors, d’une manière générique, le « Sermon sur la Montagne ». Ainsi Fra Angelico …
… et au XXe siècle, en 1902, quelques années avant Maurice Denis, le maître verrier Édouard Didron (1836 – 1902) dans un vitrail de l’église Saint-Thomas d’Aquin, à Paris.
Tantôt les peintres se contentaient de montrer le texte lui-même des versets de l’Évangile de saint Matthieu, en général sur des phylactères portés par des anges. Cette solution est d’ailleurs utilisée, concurremment avec la précédente, par Didron dans le vitrail de Saint-Thomas d’Aquin : les anges qui volent dans le haut du vitrail, avec des inscriptions explicites, ne laissent aucun doute sur l’instant qui est représenté dans la scène principale, c’est l’instant du « Sermon sur la Montagne » où Jésus proclame les « Béatitudes ».
La solution est utilisée d’une manière encore plus franche, mais qui peut sembler aujourd’hui bien froide, par Hippolyte Flandrin (1809 – 1864) pour la grande frise peinte entre 1848 et 1853 dans l’église Saint-Vincent de Paul à Paris : en tête des deux cortèges de saints et de saintes qui paraissent s’avancer du fond de l’église vers le sanctuaire abritant l’autel, deux couples d’anges brandissent, outre une couronne de lauriers, le texte des « Béatitudes ».
Le projet de Maurice Denis est profondément original
Est-ce l’oeuvre de Flandrin que Maurice Denis a certainement vue et admirée ? Est-ce une oeuvre d’Henry Lerolle (1848 – 1929), son aîné et son ami, « peintre des anges et ange lui-même » selon la formule d’un critique de l’époque ? Dans un livre d’hommage publié après sa mort, Maurice Denis cite les « Béatitudes » de la chapelle des Dames du Calvaire, rue de Lourmel à Paris, parmi les meilleurs ouvrages de Lerolle ; malheureusement, nous n’avons pu, à ce jour, retrouver la trace de cette peinture qui, si elle a jamais existé (Maurice Denis étant parfois imprécis dans ses citations), semble avoir disparu avec la démolition de la chapelle en 1993.
Quelles que soient les références qui ont pu l’inspirer, Maurice Denis semble les avoir tout à la fois assimilées et largement dépassées. Sur huit pages d’un carnet (dont seules les deux premières sont sommairement aquarellées), conservé dans les archives du Catalogue raisonné et que l’on peut dater de 1915, le peintre esquisse déjà, en quelques traits de crayon et quelques indications manuscrites, les lignes générales de l’oeuvre qu’il veut réaliser : une représentation des « Béatitudes » sous la forme d’une succession de tableaux, répartis en deux groupes numérotés chacun de 1 à 4, avec un titre en latin, en commençant par la « Béatitude » des Simples par l’esprit (« Beati Pauperes Spiritu [quoniam ipsorum est] Regnum Caelorum ») …
…et en finissant par la « Béatitude » des Persécutés pour la Justice (« Beati qui patiuntur »), c’est à dire en suivant l’odre des versets évangéliques.
Chaque tableau doit représenter un groupe de personnages à l’arrêt ou en marche. Dans les quatre premiers croquis, les groupes sont arrêtés par une forme suggérant un ange ; dans les quatre derniers, les groupes sont en marche, précédés par d’autres figures angéliques. Dans tous les cas, l’ange est situé sur la gauche, le groupe occupant le centre et la droite du dessin. Des indications manuscrites suggèrent ce que devra être le décor des scènes représentées : « Assise » pour la première « Béatitude », « le printemps en fleurs » pour la seconde « Béatitude » « Beati Mites », par exemple. L’identité ou la qualité de nombreux personnages est déjà identifiée : Saint François d’Assise, Fra Angelico, un enfant mort, un soldat, un curé, etc.
Malgré leur caractère très sommaire, ces croquis permettent de deviner clairement les réponses de fond et de forme que Maurice Denis entend apporter au défi de la représentation des « Béatitudes ».
Certes celles-ci constituent un idéal pour tous les chrétiens, mais cet idéal n’est pas inaccessible : la vie de tout chrétien n’est, en réalité, qu’une marche dans sa direction, un chemin de sainteté emprunté par les grands saints des siècles passés, mais aussi par une foule de croyants anonymes, lointains ou proches dans l’espace et dans le temps. Et au cours de ce pèlerinage terrestre, l’humanité côtoie déjà les vérités célestes, dans un entre-deux où les anges sont constamment présents, comme précurseurs, guides, intercesseurs.
Pour Maurice Denis, représenter les « Béatitudes », ce n’est donc pas représenter quelques êtres exceptionnels, quelques rares élus, mais l’humanité toute entière en marche – en procession – vers Dieu, avec le concours du Christ et des anges. Tel est le sens du choix qu’il note dans son carnet en 1914-1915. Nous verrons dans les billets suivants comment les circonstances l’auront amené à décliner ce thème, à lui ajouter d’intéressantes variations, visibles aujourd’hui de Saint-Germain en Laye à Limoges et de Vincennes à Saint-Ouen.
A suivre…
Claude de Martel
Juin 2015