L’étymologie du sacré
L’étude du sacré implique la reconnaissance de l’être transcendant comme une réalité et de l’univers comme le fruit d’un esprit créateur tout-puissant.
Le sacré, c’est tout d’abord confusément le sentiment de la présence du surnaturel dans la nature, les plantes, les animaux, les êtres humains. La reconnaissance de cette présence surnaturelle habite les civilisations anciennes, qui croyaient à l’existence d’une âme dans les végétaux, les animaux, les éléments de la nature, les rythmes saisonniers… L’animisme des aubes de l’humanité recèle encore des traces dans les sociétés archaïques d’aujourd’hui.
Le sacré trouve son origine dans «la reconnaissance d’une conscience dirigeante au-delà des formes apparentes»1.La « conscience dirigeante », d’essence divine, supra-humaine, surnaturelle, est exprimée par les données symboliques du sacré, qui assurent la médiation entre l’homme et l’esprit divin.
L’étymologie du terme prend sa source dans deux langues, le sanscrit et l’hébreu : le terme « sacré » est issu de la racine sanscrite SAK, reliée au domaine et aux objets de la divinité, puis du latin (sacrum, sacer). L’adjectif français « sacré » est issu du verbe latin sancire : rendre inviolable par un acte religieux puis par extension délimiter, sacraliser. Il implique une séparation et une transcendance. Le terme «« sacré » fut substantivé ultérieurement par les phénoménologues pour les besoins de l’analyse.»2
Dans la Bible latine, l’usage du mot sacer est rare : on en trouve vingt-neuf cas dans l’Ancien Testament et deux cas dans le Nouveau Testament 3. Le terme sanctus est plus courant et correspond au grec hagios. L’un et l’autre terme s’accompagnent de leurs dérivés (sacerdos, sacrificium, sacramentum, sacerdotium, sacrarium, sacrificator, sacrilegium… ; sancte, sanctificatio, sanctuarium… ), avec des équivalents grecs très divers. La Bible grecque avait d’ailleurs eu du mal à traduire la racine hébraïque QDS, qu’elle avait désignée par hagios et ses dérivés, tandis que hiéros était réservé au Temple et tout ce qui le concernait (les prêtres et les objets du culte).
Dans la Bible latine, le mot sacré suivit une évolution sémantique mouvementée, par l’usage de nombreux dérivés (voir ci-dessus). Certains dérivés de sacer n’ont rien à voir avec la racine QDS : sacrificium, le sacrifice ou sacramenta, les sacrements.
Les langues modernes ont continué ce dynamisme sémantique de la notion de sacré en ajoutant le sacral, la sacralisation, la désacralisation, ce qui ajoute à la confusion qui existe aujourd’hui à propos du sacré.
« Le sacré n’est ni le religieux, ni le révélé. Il est encore moins un langage ou un silence. Est-il l’interdit ou le "tout autre" ? »4
Cette approche du sacré par la négative, en disant ce qu’il n’est pas, ou par l’interrogative, en suggérant des pistes de définition, se retrouve dans une réflexion contemporaine qui se réfère à la Bible tout en cherchant d’autres points d’ancrage du sacré. Le champ sémantique du terme est aussi vaste dans la littérature actuelle qu’il était étroit et délimité dans la Bible, reposant sur le seul radical sémitique QDS.
Dans la langue hébraïque, la racine QDS donne qadosh et qodesh, duel qui désigne le sacré dans l’Ancien Testament; si l’on remonte aux origines, l’on trouve la racine de base sémitique QD, prébiblique, forme verbale qui signifie "couper", "diviser", "séparer".
« Est qadosh ce qui est séparé : Yahvé, séparé de sa création, transcendant; les choses et les hommes, séparés de l’usage profane et transférés dans le domaine du divin. »5
L’idée de séparation est ainsi originairement ancrée dans le sacré, et donnera par la suite la notion de consécration d’une chose à l’origine ordinaire à une réalité différente, d’ordre divin, digne de respect et de vénération, notion présente dès les textes akkadiens et dans l’Ancien Testament. Pensons au célèbre épisode du « Buisson ardent » (Exode III), où Yahvé apparaît à Moïse sur la montagne de l’Horeb qui est une terre consacrée, propriété exclusive de Dieu, ce que reconnaît Moïse en se déchaussant, signe de respect vis-à-vis de la montagne de Dieu :
« Retire tes sandales de tes pieds, car le lieu où tu te tiens est une terre sainte. »6
Par cette injonction, Dieu marque la différence entre ce lieu sacré, propriété de lui-même, et les lieux profanes. Toute la montagne est qadosh, à cause de la présence de Dieu, mais seul le buisson ardent, d’où parle Yahvé, est interdit d’approche.
Est donc « saint » ou « sacré » ce qui appartient en propre à Dieu, comme la montagne de l’Horeb, ou le Temple, réservé au service de Dieu et à son culte exclusif. Le mot sémitique qodesh, « chose sainte », « sainteté », désigne les objets interdits au toucher, dont on n’approche que si l’on s’est purifié auparavant. Dans l’Ancien Testament, la « sainteté » est définie en Dieu lui-même, qui est source de toute sainteté, elle met à part les personnes, objets et lieux qui deviennent « sacrés ». C’est Dieu qui a l’initiative de rendre sacrés les lieux, les objets, les êtres, pour permettre une rencontre de l’homme avec lui : la séparation nécessaire des choses sacrées n’est pas une finalité, mais un moyen tendu vers la fin ultime de la rencontre, de la présence de Dieu à l’homme. Ainsi, la séparation devient-elle consécration à Dieu.
Jean-Jacques Wunenburger montre dans son étude7 que le sacré recouvre deux champs sémantiques délimités par les termes de « sacré » et de « saint » : dans les langues indo-européennes, le sacré est désigné par un couple (qadosh et qodesh en hébreu, hagios et hiéros en grec, sacer et sanctus en latin), qui détermine deux possibilités de sens : d’une part, la manifestation du divin en soi, à travers des signes surnaturels réservés aux seuls dieux (le sacré, institué par la divinité), d’autre part, l’institution humaine de lieux ou d’objets sacrés, par un acte de séparation (le saint, séparé du profane par l’homme). La présence de signes surnaturels ou d’un acte de séparation implique une médiation : le sacré est toujours une représentation partielle et symbolique de Dieu ou du religieux. Ce caractère symbolique constitue l’essence du sacré, mais aussi sa profonde ambivalence. C’est la raison pour laquelle les arts en général, la musique en particulier, par leur essence symbolique et leur finalité médiatrice, se prêtent si volontiers à des représentations du sacré, comme le montreront les articles de ce blog : le chant des anges ne nous transporte-t-il pas de la terre au ciel ?
Notes :
1.DANIÉLOU, Alain, “La relation de l’homme et du sacré”, in PORTE, Jacques (dir.), Encyclopédie des musiques sacrées, vol. I, Paris, Lagergerie, 1970, p. 37.
2. Cf. les diverses études du sacré depuis le milieu du XIXe siècle, d’Émile Durckheim, Rudolf Otto et les phénoménologues allemands, les premiers à analyser le sacré dans sa relation avec son contexte social, comme élément d’un système qui donne sa signification à l’expérience. Mircea Éliade, Roger Caillois, Michel Douglas, René Girard… en sont les continuateurs. Mentionnons entre autres études récentes deux ouvrages collectifs : Le sacré. Etudes et recherches, actes du colloque organisé par le Centre International d’Études Humanistes et par l’Institut d’Études Philosophiques de Rome aux soins de CASTELLI, E., Paris, 1974; LIMET, H., RIES, Julien et alii, L’expression du sacré dans les grandes religions, 2 vol., Louvain-la-Neuve, 1983.
3. Cf. CAZELLE, H., article "sacré", in PIROT, L. et BRIEND, J. (dir.), Dictionnaire de la Bible, Supplément- tome X, Paris, Letouzey, 1985, colonne 1343.
4. Ibid., colonne 1343.
5. BOUD, A., article “sacré”, in Centre Informatique et Bible (dir.), Dictionnaire encyclopédique de la Bible, Turnhout, Brepols, 1987, p. 1145.
6. TRADUCTION OECUMENIQUE DE LA BIBLE, LA BIBLE, Paris, Le CERF, "Alliance biblique universelle", 1992, Exode III, 5, p. 82.
7. WUNENBURGER, Jean-Jacques, Le sacré, Paris, P.U.F., coll. "Que sais-je ?", n° 1912, 1981, pp. 4-6.
Illustration de l’article : Ange, détail, Giotto, Padoue (c) D.R