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Le mysticisme chez Franz LISZT

2011 est « l'année Liszt », au cours de laquelle est célébré le bicentenaire de la naissance du compositeur hongrois. Plusieurs articles seront donc consacrés au mysticisme de Franz Liszt, dans sa vie et dans son oeuvre. "Où je vais ? Ce que je deviens ? Le sais-je ? (...) Je deviendrai ce qu'il plaira à Dieu; point ne m'en mets en grand souci; A tout hasard je compte sur la Providence." Liszt, Lettre III extraite des Lettres d'un bachelier es musique, 1835-1841
Publié le 23 mars 2011

Christine Girard, ancienne élève d’Yvonne Lefébure et de France Clidat, lauréate du Concours Liszt en 1995, m’accorda le 15 février dernier un entretien que j’évoquerai aujourd’hui. Pianiste-concertiste, passionnée par la pédagogie et soucieuse de transmettre l’enseignement de ses maîtres, Christine Girard entretient depuis son plus jeune âge une relation privilégiée avec Franz Liszt. Je vous transmets les coordonnées de son site : www.christine-girard.fr

 

Au mois de juin, je vous ferai part de mes réflexions avec France Clidat, surnommée « Madame Liszt » par le critique musical Bernard Gavoty, au sujet de la dimension religieuse du piano lisztien.

 

Portrait de Franz Litszt peint part Henri Lehmann  en 1839 © D.R

Pascale Guitton-Lanquest :
Christine Girard, vous êtes la fondatrice et la Présidente du Concours International de piano d’Ile de France, qui se déroule à Maisons-Laffitte et dont c’est déjà la 13e édition. Vous décernerez en 2011 un « Prix spécial Liszt », pour honorer la mémoire de cet immense musicien, né le 22 octobre 1811 à Raiding, en Hongrie.

 

Christine GIRAD :
Absolument, car il m’a semblé important de centrer le concours autour de la figure de ce géant du piano, qui aborda tous les aspects de l’instrument en tant qu’interprète, improvisateur, transcripteur et compositeur. Liszt représente au XIXe siècle l’équivalent de la radio, de la télévision et d’Internet, au cours d’un siècle de vie féconde et très médiatique, à travers toute l’Europe.

 

Christine Girard © D.R

P.G.-L. : C’est un peu comme s’il avait vécu plusieurs vies en une seule, à l’instar de Wagner et Verdi, ces deux autres géants dont l’existence traversa tout le XIXe siècle. Comment définiriez-vous votre relation à Liszt ?

C.G. : On peut dire que je suis une amoureuse du piano lisztien, et non pas une spécialiste comme Georg Cziffra ou France Clidat, qui fut mon professeur pendant quatre ans, et qui enregistra l’intégrale de son œuvre pianistique. J’admire chez Liszt le style flamboyant, la palette sonore variée, à la fois romantique et moderne. Liszt est à la fois bien ancré dans l’époque romantique, à travers sa vie passionnée, par le caractère poétique et l’atmosphère élégiaque de ses œuvres, et ouvert sur l’avenir, à travers sa recherche avant-gardiste, par l’exploration inouïe de toutes les potentialités sonores et techniques du piano ; il annonce le piano du XXe siècle, celui de Debussy, Ravel, Scriabine…

P.G.-L. : Quel est votre premier souvenir lié à Liszt ?

C.G. : J’étais âgée de treize ans, et j’entendis la 2e Rhapsodie hongroise jouée dans une cave, sur un vieux piano de médiocre qualité, par un jeune pianiste ; cela se passait en Corse, pendant une promenade dans le maquis. Malgré ces circonstances étranges, ce côté décalé entre le lieu et la musique sublime qui en émanait, ce fut pour moi un choc, une révélation : j’eus alors la certitude de ma vocation de pianiste, comme une évidence.

P.G.-L. : Qu’aimez-vous particulièrement dans le piano de Liszt ?


C.G. : La vocation universelle de ce musicien hors du commun, et les dimensions plurielles de son « pianisme » : la dimension esthétique  – picturale, poétique et littéraire, tout d’abord,  laissant entendre un piano qui suggère une atmosphère : selon la référence extra-musicale, l’ambiance créée est élégiaque, lyrique, solennelle, impressionniste, fauviste, méphistophélique… ; ensuite, la dimension proprement sonore, timbrique, qui fait de lui le créateur du piano moderne, avec un va-et-vient constant entre le piano et l’orchestre : le piano symphonique en quelque sorte, qui offre une palette de coloris étonnamment diversifiée, et, dans certaines oeuvres, stupéfiante. Dans la troisième Lettre d’un bachelier es musique, Liszt parle ainsi du piano :

« Dans l’espace de sept octaves, il embrasse l’étendue d’un orchestre ; et les dix doigts d’un seul homme suffisent à rendre les harmonies produites par le concours de cent instruments concertants. »

Enfin la dimension religieuse, métaphysique, épurée, des dernières œuvres, qui révèle le piano introverti, la face cachée de l’âme de Liszt, l’expression intime de son mysticisme… Dès sa jeunesse, Liszt fut attiré par l’état religieux et empreint à des crises mystiques qui suscitèrent en lui une réflexion théologique.

P.G.-L. : Dans l’esprit de nombreux musiciens, cette face cachée de Liszt est souvent masquée par le brillant extérieur, l’aspect virtuose du personnage, son vernis mondain, lui qui était la coqueluche des salons parisiens et des salles de concert, le fondateur du récital et le tombeur de ces dames en pâmoison…

C.G. : Certes, c’est le côté le plus connu du personnage, mais il faut apprendre à jouer Liszt en poète et non pas seulement en virtuose, sinon on passe à côté de son message poétique ou religieux. Les deux dimensions sont d’ailleurs souvent présentes dans la même œuvre, par exemple dans le Sonnet 123 de Pétrarque, extrait du 2e cahier des Années de pèlerinage (Italie). Une poésie indicible, un charme impalpable, une profondeur d’essence religieuse se dégagent de cette pièce, que j’ai beaucoup de plaisir à jouer. Liszt se révèle à nous comme habité d’un sentiment mystique indéniable, ainsi que nourri d’une solide culture littéraire et historique, qu’il fait très bien passer dans ses œuvres.

 

Liszt au Piano, Gravure réalisée d’après photographie,
issue du "Century Magazine", 1886 © D.R

 

AUDITION : Sonnet 123 de Pétrarque, interprété par Daniel Barenboim
Vidéo youtube : Barenboim plays Liszt Sonetto 123 del Petrarca – [Ecoutez l’extrait sonore

 

P. G.-L. : L’écoute du Sonnet 123 m’apaise et m’incite au recueillement, par l’expression d’une poésie d’ordre mystique. Je crois que c’est l’essence-même de la musique de Liszt et l’essentiel de son message : créer un univers à la fois poétique et religieux, transcendant à la réalité ambiante, qui entraîne l’âme dans la profondeur des ténèbres, avant de l’élever vers la lumière.

Le premier aspect du mysticisme de Liszt, c’est un amour vécu, communicatif, à travers sa générosité rayonnante et sa propension au bonheur partagé. Beethoven l’avait clairement vu, s’exclamant, après un concert donné par le jeune Franz à Vienne en 1824 :

« Tu es parmi les élus. Tu rendras les hommes heureux, il n’y a rien de meilleur au monde ».

Pour Beethoven, Liszt avait la capacité d’incarner et de répandre cette aspiration universelle au bonheur, chantée dans l’Ode à la joie : « Tous les hommes sont des frères quand la joie unit les cœurs. »

Les jeux d’eau à la Villa d’Este et La Légende de Saint-François de Paule marchant sur les flots, dont nous parlerons dans les billets suivants, montreront, telle une Résurrection après la Passion, la victoire de la lumière sur les ténèbres.

Avec mes souhaits de bonne lecture et d’agréable écoute !

Pascale GUITTON-LANQUEST

Le 23 mars 2011 

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