Aujourd’hui j’aborderai son aspect liturgique et dans un prochain article, son contenu et ses moyens d’expression dramatiques.
La Passion selon Saint-Jean, œuvre liturgique
Le cadre liturgique donne à la Passion selon Saint Jean sa profondeur et sa dimension de prière. Trois points me paraissent importants à ce niveau : le texte, l’office, la catéchèse.
Diocèse de Saint Claude, photo : Henri Bertand
1. Le texte
La place du texte est primordiale dans cette œuvre : la narration du récit et les dialogues, prononcés par les différents personnages, suscitent et éclairent la musique. Rappelons que le luthéranisme prend comme fondement l’Ecriture, c’est donc une religion de la Parole, qui doit être bien reçue et bien comprise par les fidèles. Les Protestants sont de remarquables exégètes de la Bible, ils savent expliquer en quoi la Parole du Christ sauve l’humanité de son péché et conduit à Dieu.
L’évangile selon Saint-Jean est la trame de l’œuvre (18, 1-40 et 19, 1-42), avec des emprunts à Saint-Matthieu (n° 18 et 61), et des poèmes libres, issus de la Passion de Bartold Heinrich Brockes, Der für die Sünde der Welt gemarterte und sterbende Jesus, aus den IV Evangelisten (Jésus martyrisé et mort pour les péchés du monde, d’après le quatrième évangéliste). Les n° 40 et n° 58 ont un texte qui appartient à une passion de Christian Heinrich Postel (1658-1705), écrite vers 1700. Le n° 19 est la strophe initiale du poème Der weinende Petrus (Pierre en pleurs), publié à Leipzig par Christian Weise en 1675. Seul le texte du chœur d’ouverture, Herr, unser Heerscher, est d’auteur inconnu. Dix chorals sont extraits des Gesangbücher (Livres de chants) pratiqués à l’époque.
La diversité de ces sources montre, chez Johann-Sebastian Bach, un souci de recherche ainsi qu’une minutie quant au choix et à l’emplacement des textes, en vue d’une logique et d’une perfection dans l’enchaînement des événements. L’ensemble forme un tout organique et continu, assemblé par le compositeur lui-même, ou par un librettiste anonyme.
2. L’office
Depuis la Réforme luthérienne, la tradition était de chanter la Passion selon Saint-Matthieu le dimanche des Rameaux, et la Passion selon Saint-Jean, le vendredi saint, au cours des offices, à Leipzig. De 1724 à 1766, ces événements musicaux avaient lieu en alternance à l’église Saint-Thomas et à l’église Saint-Nicolas.
Les Passions de Bach sont des passions-liturgiques, c’est-à-dire qu’elles s’intègrent à un office et ne sont pas destinées au concert. Celles de Telemann et Haendel, au contraire, étant des passions-oratorios, sont exécutées dans la cadre de l’église, en dehors des services protestants : leur finalité est le concert, non l’office, ce qui n’exclut pas la méditation spirituelle lors de leur interprétation.
Dans la Passion selon Saint-Jean, la structure en elle-même est liturgique : deux parties encadrent le sermon, centre de l’office luthérien, moment-clé où la Parole est dévoilée, prenant tout son sens. La durée de l’office était de quatre à cinq heures, puisqu’il fallait le temps nécessaire au chant et à la parole de se déployer. Cette imbrication de la musique et de la liturgie donne à l’œuvre sa dimension de prière universelle, et lui confère une éternité spatiale et temporelle : les chrétiens de tous les temps prient et méditent sur la souffrance et la mort du Christ.
3. La catéchèse
La Passion selon Saint-Jean se présente comme une catéchèse musicale, et l’office comme une prédication en trois moments, logiquement enchaînés : la première partie, chantée, suivie du sermon, déclamé par le pasteur, enfin la deuxième partie, à nouveau chantée. Les trois épisodes liturgiques forment un tout et sont une vivante démonstration de la transmission de la foi, par la musique et l’Ecriture.
Bach se montre lui aussi pasteur et prédicateur, en recourant à des symboles et à une rhétorique musicale qui mettent en lumière le sens de cet événement : tonalités, accords, mesures, mélodies, rythmes, contrepoint, timbres, dynamique, nuances… sont hautement signifiants : ils éclairent le sens profond du thème de la mort, développé dans cette Passion. Pour Bach, la mort apporte un soulagement à la vie souffrante et douloureuse de tout homme. La mort individuelle rejoint la mort du Christ qui vient sauver l’homme du péché. La prière du chrétien est élevée au niveau supérieur de la Rédemption. L’enseignement de Luther apprend aux chrétiens que la mort terrestre, loin d’être une malédiction et une fin, conduit à la vie éternelle, comme une seconde naissance, dans le repos et la paix.
Un exemple illustrera ces propos (n° 57 à 59) : Es ist vollbracht (Tout est accompli)
Les dernières paroles du Christ en croix sont : « J’ai soif », et « Tout est accompli », déclamées par la voix de basse, qui incarne Jésus, dans le dénuement le plus total, et le seul soutien du continuo. Juste après, une sublime aria confie à la voix d’alto, symbole de l’âme du chrétien en prière, la méditation et le sens de cet acte divin. En trois sections A (molto adagio), B (vivace), A’ (molto adagio), l’alto répète au début l’ultime parole « Es ist vollbracht », dans le ton pathétique de si mineur, sur le même motif mélodique de sixte descendante soutenu par une viole de gambe, ce qui en intensifie la portée. Le texte poursuit : « Ô consolation pour les âmes souffrantes ! », dans la seconde section, chant de victoire, de tempo Vivace, en Ré Majeur, tonalité de triomphe : le Christ a vaincu Judas, la vie a vaincu la mort ! Les cordes accompagnent ce moment par des motifs de combat. « Le héros de Judas triomphe avec puissance, et le combat prend fin. » Le troisième volet, plus condensé que le premier, replonge l’auditeur dans l’ambiance feutrée du début.
Cette illustration sonore montre le génie avec lequel Bach éclaire, par le choix des paramètres musicaux, le sens et la portée du texte. On ressent presque physiquement l’empathie qui unit Bach au Christ souffrant et vivant sa passion jusqu’à la mort, et l’immense respect que le compositeur, habité d’une grande humilité, voue à Dieu, son Créateur.
[Ecoute : Extrait sonore « Es ist vollbracht »]
Laissons le mot de la fin à Albert Schweitzer :
« Le génie créateur et la personnalité de Bach reposent sur la piété. Si l’on peut le comprendre tant soit peu, c’est bien par ici qu’il faut commencer. Pour lui, l’art signifiait la religion. C’est pour cela que l’art n’avait rien en commun avec le monde, et rien en commun avec le succès dans le monde. L’art était pour Bach une fin en soi. Ainsi, toute définition de l’art de Bach doit nécessairement comporter la notion de religion.(1) »
La Passion selon Saint-Jean est une incarnation musicale de la foi luthérienne inébranlable du Cantor, lui dont la devise était : « Ad majorem Dei gloriam » (Pour la plus grande gloire de Dieu).
« Ah, Seigneur, laisse ton ange emporter à la fin mon âme dans le sein d’Abraham. »
Paroles du choral qui achève la Passion selon Saint-Jean : par le sacrifice de Jésus sur la croix, la vie triomphe de la mort, l’humanité ressuscite avec Lui : Alleluia !
Pascale GUITTON-LANQUEST
Le 04 mai 2011
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Notes :
1 : Albert SCHWEITZER, Jean-Sébastien Bach, le musicien-poète, Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1905.