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LE MILIEU EST BLEU – Ulla von Brandenburg au Palais de Tokyo

En ces temps si particuliers où beaucoup de nos repères sont bouleversés, le Père Michel Brière propose une méditation artistique sur une oeuvre surprenante, qui prend la forme d'un véritable parcours initiatique : "Le milieu est bleu" d'Ulla von Brandenburg, présentée au Palais de Tokyo jusqu'au 3 janvier 2021. Une telle expérience réveillera et stimulera peut-être, en ce temps d’Avent, de vifs désirs de Lumière et de Vérité.
Publié le 05 décembre 2020

Le milieu est bleu d’Ulla von Brandenburg, présentée au Palais de Tokyo © D.R.

Une telle expérience réveillera et stimulera peut-être, en ce temps d’Avent, de vifs désirs de Lumière et de Vérité

Dans les moments de crise, toujours revenir aux fondamentaux : l’art est expérience des œuvres elles-mêmes. Quand les propositions de « visites virtuelles » se multiplient ; quand un « atelier des lumières » (!) prétend faire explorer « des univers sans limites », et nous « porter au cœur de l’Art » par une attraction de fête foraine, il y a urgence ! Quand on nous vend une œuvre par surenchère de discours hermétiques, prenons le temps d’un moment intense de présence aux œuvres d’art. L’enjeu ? Nous donner la chance de vivre une rencontre, un temps d’hospitalité réciproque. La grâce d’un échange entre une œuvre de qualité, témoin de la sensibilité cultivée d’un artiste exigeant et le visiteur disponible, vigilant et capable de discerner. Ce que j’essaye de devenir. Une telle expérience réveillera et stimulera peut-être, en ce temps d’Avent, de vifs désirs de Lumière et de Vérité.

A la rencontre d’une œuvre

Au Palais de Tokyo, on peut vivre en ce moment l’expérience d’une œuvre assez exceptionnelle d’abord par sa taille, son originalité et par la pluralité des médiums : LE MILIEU EST BLEU de Ulla von Brandenburg. Il s’agit en grande partie d’un parcours entre des tentures usagées, rapiécées, percées, drapées, pliées, maculées de traces à demi effacées. Couleurs passées mais profondes. Voiles de bateaux ? Toiles de chapiteaux ou rideaux de théâtre ? On peut y distinguer des étapes aux contours mal déterminés par de puissants projecteurs suspendus. L’éclairage ambiant au néon et, selon l’heure de visite, la lumière extérieure, atténuent leur effet et contribuent à l’indétermination.

LE MILIEU EST BLEU D’ULLA VON BRANDENBURG AU PALAIS DE TOKYO © D.R.

D’abord l’entrée. Une sorte d’antichambre de tentures multicolores largement trouées, recto uniformément teint et verso grossièrement peint. Entre celles qui sont suspendues et les trois que je peux traverser, une vidéo sur moniteur m’invite à m’arrêter. On devine facilement que les personnages qui s’y animent et exécutent d’énigmatiques gestes sont filmés dans l’espace que nous allons visiter. Le reste laisse dubitatif.

LE MILIEU EST BLEU D’ULLA VON BRANDENBURG AU PALAIS DE TOKYO © D.R.

Je repars espérant que la suite m’éclairera. Alors commence un parquet clair, uniforme, qui recouvre la totalité du sol sous la diversité des tentures drapées. Un parquet parsemé d’objets hétéroclites : craies démesurées, rubans larges comme des ceintures de judo soigneusement roulés dans des boîtes en métal, des bambous rafistolés, gaules ou cannes à pêche, de grossières poupées de chiffon, nues et affalées, des récipients en terre cuite, ficelles, cordes et cordages. Trois instruments de musique identiques, élémentaires comme un accordéon qui ne jouerait qu’une note, s’animent épisodiquement. Une odorante meule de foin à l’ancienne côtoie de gros objets en osier ficelé, nasses ou cages, produits d’un artisanat sommaire soigneusement réalisés et disposés.

LE MILIEU EST BLEU D’ULLA VON BRANDENBURG AU PALAIS DE TOKYO © D.R.

Trois œuvres vidéo ponctuent le parcours. La première, sur un moniteur, déjà regardée. La seconde, projetée sur toute la cloison d’une salle dédiée, après le parquet. La troisième constitue le dernier chapitre et se compose d’un petit labyrinthe obscur. Des tentures bleues y servent d’écran à la projection de courtes vidéos en boucle. Elles représentent des objets noyés et manipulés dans des profondeurs maritimes : une petite sandale rouge, un miroir, un voile blanc…

LE MILIEU EST BLEU D’ULLA VON BRANDENBURG AU PALAIS DE TOKYO © D.R.

A la légitime demande d’explications, l’art répond par l’implication. Rien ne remplacera un long temps de perception peu à peu initié à l’art de percevoir l’art. Des explications pourront préciser voire corriger l’expérience esthétique et situer le présent de la présence dans une histoire. Mais, après. Après l’essentiel de l’art qui est expérience d’une perception puis d’une rencontre, après l’échange et sa transmission ténue comme un fin silence. « Une sorte d’appel au mystère » (1) .

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(1) Saint Jean-Paul II 1999, Lettre aux artistes, §10

L’artiste et son travail

Ulla von Brandenburg née en 1974 à Karlsruhe est installée à Paris depuis 2005. Représentée par la galerie Art Concept, son œuvre se caractérise par la diversité des supports et des médiums (installations, films, aquarelles, peintures murales, collages, performances…) qui se répondent les uns aux autres et qu’elle met en scène en fonction des espaces d’exposition.

Elle investit le rez-de-chaussée du Palais de Tokyo jusqu’au 3 janvier 2021. L’œuvre est habitée. Les vidéos et les grandes poupées gardent la trace d’une présence vivante. La mobilité des objets par la danse processionnelle des corps accentue la fluidité des drapés et l’imprécision des contours. Les acteurs-performeurs vus sur les vidéos, interviennent chaque semaine durant le week-end, ils modifient la place des objets en les manipulant au cours d’un rite dansé et psalmodié tel qu’en témoignent les vidéos.

Capture des vidéos, LE MILIEU EST BLEU D’ULLA VON BRANDENBURG, PALAIS DE TOKYO © D.R.

Les visiteurs aussi, plus ou moins complices, habitent l’œuvre : LE MILIEU EST BLEU. Ce titre interroge. Seuls, me semble-t-il, quelques mots chantés dans la deuxième vidéo fournissent une vague indication : « Tourne autour du pot Aussi longtemps que possible. Personne ne peint le milieu Ni en rouge ni en bleu ». De quel milieu s’agit-il ? Milieu ambiant, social : l’ensembles des objets et des circonstances qui influent sur un vivant ? Ou bien le centre, à mi-distance ? Ce milieu n’est pas peint, il est bleu. Outremer ou ciel. Maritime, céleste. Dans l’iconographie occidentale, un simple rideau évoque souvent le ciel, à l’instar du rideau du Temple que la mort du Christ en Croix déchire. Et le parcours proposé par l’artiste s’achève sur des toiles bleues où des images sous-marines animées d’herbes et d’algues sont projetées.

Cette omniprésence de la malléabilité du textile, des cordes et des rubans, suggère un décloisonnement. Elle s’oppose aux identités murées, aux esprits bornés comme aux définitions dogmatiques, à la pureté de la race comme aux sociétés étanches. La souplesse des contours m’invite à une pensée fluide comme l’eau vivifiante, disponible aux songes évanescents, au souffle de l’Esprit.

Un visiteur, « amateur professionnel »

« Il dépend de celui qui passe / Que je sois tombe ou trésor
Que je parle ou me taise / Ceci ne tient qu’à toi
Ami n’entre pas sans désir.
»
Paul Valéry, fronton du Palais de Chaillot

Rêvez-vous encore d’un autre monde ? Un monde de paix et de justice, réconcilié avec faune et flore, où amour et vérité s’enlacent ? « Le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera près du chevreau, le veau et le lionceau seront nourris ensemble, un petit garçon les conduira. …/… Le nourrisson s’amusera sur le nid du cobra ; sur le trou de la vipère, l’enfant étendra la main. » (Is.11,6-8)

Au fond, est-ce que je désire une vie nouvelle ? Ce désir anime la vocation des prophètes. Leurs performances poétiques, leurs comportements énigmatiques et leurs propos crus. Toute leur vie se heurte brutalement aux réalités de leur temps. Certains osent manifester leur contestation et dénoncer le règne des corrompus pour annoncer celui d’un Dieu qui « renverse les puissants de leur trône » et « élève les humbles ». Leurs faits et gestes comme leurs paroles ou leurs cris secouent les consciences. Séduisent, parfois. Et réveillent des aspirations endormies. Ils le payent cher. De leur vie en marge, dans l’incompréhension de leur exigence. Jusqu’à la mort.

LE MILIEU EST BLEU D’ULLA VON BRANDENBURG AU PALAIS DE TOKYO © D.R.

Chrétiens, prophètes par notre baptême, nous reconnaissons là des figures bibliques majeures du prophétisme jusqu’à leur accomplissement en Jésus, le Christ, le fils de Dieu. En Lui se fonde la création nouvelle du Règne de Dieu que sa vie tout entière a non seulement proclamé mais aussi inauguré et mis en œuvre par le don de l’Esprit Créateur.

Avec cette espérance et cette foi, je tente d’accueillir les œuvres d’art. Certaines appellent un monde nouveau, renversant, dérangeant. A l’affut, ma quête et mes combats personnels discernent quelquefois un écho éclairant dans des œuvres inattendues. Cet écho se perçoit par une sensibilité disponible, un discernement nourri de l’intelligence du cœur, un éveil des sens qu’étouffent autant la raison raisonnante et raisonnable, le sensationnel tonitruant et/ou les délires d’un lyrisme sentimental. Leur règne semble susciter tellement de déséquilibres et d’injustices, flagrants et mortifères, que la tendresse d’un cœur de chair a soif d’une vie plus subtilement irriguée.

Inventeurs de sens

« Le « Qu’est-ce que ça veut dire ? » est le reproche
qu’on fait au poète qui n’a pas su vous émouvoir.
»
Max Jacob, Conseils à un jeune poète, nrf, Gallimard, 1945-1972, p.20.

Dans notre langue, un inventeur demeure à la fois celui qui crée et celui qui découvre. Malgré la grotte Chauvet qui porte bien le nom de son inventeur, le langage courant privilégie l’innovation au détriment de la découverte. Continuons de maintenir l’ambivalence, elle convient à la rencontre des œuvres d’art. D’autant plus que les artistes authentiquement créatifs ne laissent pas d’explications, tout au plus quelques correspondances avec leur recherche, leurs aspirations, plus rarement leur biographie. La « nécessité intérieure » (2) qui a motivé leur œuvre échappe aux calculs et aux discours. Qui plus est, aux bavardages.

Pro-vocation, é-vocation : l’art appelle. D’entrée, la succession de voiles troués semble figurer le mouvement du diaphragme d’un objectif photographique. Quand la profondeur constitue l’image avant que l’image attire en sa profondeur. Depuis ses origines rupestres l’art attire en ses profondeurs. Les fresques des villas romaines m’intègrent à leur espace. La perspective à point de fuite central de la Renaissance avait-elle une autre motivation ? Les trompe l’œil qui s’ensuivront de même. Le cinéma de consommation illusionne toujours en cultivant cet effet de profondeur que l’art conteste. Et les installations contemporaines exigeantes nous comprennent sans prétendre être comprises.

L’art introduit simultanément une désillusion, probablement au service de sa quête de vérité. Pénétrer dans LE MILIEU EST BLEU c’est, à la fois, constituer ses propres images au fur et à mesure du parcours en tant qu’acteur et les confronter comme spectateur face à celles des trois types d’écrans proposés : moniteur, projection cinématographique ou troublées par l’écran ondulé et coloré.

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(2) « La couleur…/… devenue véritablement un art, servira le Divin. Et c’est toujours le même guide infaillible qui la conduira à cette hauteur vertigineuse : le principe de la nécessité intérieure. La nécessité intérieure naît de trois raisons mystiques… » Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, folio essais n°72, © N. Kandinsky, p.132

Lever le(s) voile(s)

Mon cheminement selon le parcours invite au voyage, à la pérégrination imaginée, à « lever les voiles », tout autant qu’à « lever le voile » des ré-vélations. La deuxième vidéo, un film de 23 minutes et quelques, joue un rôle-clé. Assis sur des bancs, on y retrouve des objets de la première vidéo et vus parmi les tentures du parcours, ainsi que les acteurs. Ils jouent. Ils interprètent une micro-société d’initiés, communauté coupée des mondanités du monde. Leur étrange chorégraphie n’est plus exécutée dans l’exposition mais dans un théâtre rustique, salle, scène et coulisses, au milieu d’autres figurants. Une danse marchée, procession d’un rite nouveau dont le rituel s’écrit au fur et à mesure. Comme un moyen d’irriguer mon inventivité de rêves et de désirs enfouis. Et de les mettre en commun pour une nouvelle communauté, chaleureuse et fraternelle, à la communication harmonieuse et colorée, ouverte sur l’inconnu de la nature et du cosmos. Culture et nature indissociables. Chacun y prend soin de l’autre, le soutient et l’encourage dans la quête commune d’une beauté nouvelle et libre. Il s’agit d’une sorte d’opéra psalmodié – un rite, une liturgie singulière – aux propos déconcertants mais intrigants. Court extrait : « Un, un seul pour continuer. Aucune lumière ne s’allume. Et derrière la porte, quelque chose se matérialise…/… Seul le mouvement des profondeurs vers les hauteurs détermine l’étendue. Tu dois perdre ton merveilleux équilibre. Plonger dans une nuit quelconque. Abandonner l’état de maturité. Un abandon douloureux… » « Je pense toujours que je/ Serai en mesure de voir/ Ce que je n’ai jamais vu/ Mais seulement pour un temps » psalmodie le petit groupe de performeurs.

LE MILIEU EST BLEU D’ULLA VON BRANDENBURG AU PALAIS DE TOKYO © D.R.

Participer à ce rêve, à cette utopie, le moment d’une visite, permet de « dépasser l’habituel pour voir clair » comme le dit l’artiste. Mon espérance en une vérité vivante s’y ravive. Elle ne peut se passer de ma contribution pour accéder à la lumière. (cf. Jn.3,21) Entre les voiles célestes et maritimes, les toiles usagées marquées par leur histoire, dans l’odeur d’une meule de foin inactuelle et sur le parquet d’une scène de théâtre parsemé d’objets rustiques, se joue la constitution d’un sens face aux déflagrations du Malin, dans le monde et en moi. Et l’appétit d’une espérance.

Maintenant

L’art d’Ulla von Brandenbourg est contemporain, non parce qu’il serait à la mode mais, au contraire, en ce sens qu’il est « dans le temps chronologique, quelque chose qui le travaille de l’intérieur et le transforme. Et cette urgence c’est l’inactualité, l’anachronisme qui permet de saisir notre temps sous la forme d’un trop tôt qui est aussi un trop tard, d’un déjà qui est aussi un pas encore » (3).

La fréquentation patiente des œuvres d’art cultive notre discernement. En dissolvant peu à peu d’encombrants préjugés, on retrouve la saveur d’une perception plus « fraîche », entre les trop plein d’affect et d’intellect. L’art authentiquement créatif ranime en nous l’intelligence sensible, une forme d’intelligence du cœur. Il nous invite à habiter le monde en poètes, en prophètes, et à lui insuffler l’Esprit créateur « qui habite en nos cœurs » et vient illuminer nos sens. (4)

Selon l’expression de Saint Bernard, commune à la spiritualité monastique du XIIe s. « Ouvrons le livre de l’expérience » avant tout autre manuel ; « …/… en ces matières, l’intelligence ne saisit que ce que l’expérience éprouve » (5). Pour amorcer, très modestement, le chemin de la contemplation et de la mystique, où le théologal précède, enfin, le théologique.

L’expérience rituelle du jeu, inhérente à l’expérience esthétique, essentielle à la croissance des enfants, nous est plus que jamais nécessaire. Maintenant. L’art peut nous donner de goûter une contemporanéité analogue à celle du temps messianique : « le contemporain n’est pas seulement celui qui, en percevant l’obscurité du présent, en cerne l’inaccessible lumière ; il est aussi celui qui …/…est en mesure de le transformer et de le mettre en relation avec d’autres temps… » (6) Et c’est maintenant le temps favorable : « En tant que coopérateurs de Dieu, nous vous exhortons encore à ne pas laisser sans effet la grâce reçue de lui. Car il dit dans l’Écriture : Au moment favorable je t’ai exaucé, au jour du salut je t’ai secouru. Le voici maintenant le moment favorable, le voici maintenant le jour du salut. » (2Cor.6,1-2)

Notre méditation avec LE MILIEU EST BLEU, son écriture début novembre 2020, s’arrête avec cette troisième partie. Elle se poursuit et se poursuivra sans doute longtemps.

Michel Brière

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(3) Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ? Rivages poche/Petite Bibliothèque, Paris, 2008, p.25-26.
(4) Selon une traduction littérale du Veni Creator Spiritus : « Accende lumen sensibus ».
(5) Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, tome 2, sermon 22,2, S.C. 431, Cerf 1998, p.173.
(6) Giorgio Agamben, op. cit. p.39.

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