Engloutissement ou quête ultime ?
MER GROSSE de Thierry De Cordier
Essai de relecture théologique d’une expérience spirituelle par devant l’œuvre
« Je perçois enfin que la mer c’est la montagne et la montagne c’est la mer » (inscription manuscrite au bas du tableau)
MER GROSSE : une expérience de l’abîme
MER GROSSE présente une masse d’eau sombre et imposante, comme soulevée par une puissance sourde, prête à retomber sur le regardeur. Face à cette œuvre de Thierry De Cordier, le regardeur peut sans nul doute se sentir en danger. Danger d’engloutissement. Pourtant MER GROSSE exerce une fascination mystérieuse. Saisi, le regardeur se trouve face à un choix : fuir ou se laisser transformer par l’expérience.
MER GROSSE a agit sur nous comme une commotion profonde. Il nous fallait comprendre et interpréter l’expérience bouleversante qui fût la nôtre suscitée par la rencontre de cette œuvre d’art contemporaine.
En même temps qu’un sentiment de peur,
MER GROSSE suscite un désir.
Désir d’atteindre quelque chose de caché, de secret au fond de l’abîme
Au fond de moi,
Quelque chose de fondamental,
De fondateur,
Dont j’ignore l’existence. (1)
L’art de Thierry De Cordier : ambiguïté et paradoxe
Dans une première partie de notre recherche, nous avons situé MER GROSSE dans l’ensemble de l’œuvre de Thierry De Cordier. Nous avons rendu compte du lien intrinsèque entre sa création artistique et la radicalité de son questionnement philosophique et existentiel sur le « manque » qu’est l’homme, l’absurdité de la vie, le comment habiter le monde. Ce questionnement de l’artiste est traversé par une quête mystique intense malgré une déception vis-à-vis des formes concrètes de la religion.
L’œuvre plastique de Thierry De Cordier, à travers des matériaux très diversifiés, fait advenir de manière paradoxale, toujours par contraste, la puissance et l’effacement, le mouvement et l’immobilité, l’espace contraint intérieur et l’immensité. Dans une sorte de puissance de désolation, ses paysages nous emmènent à une contemplation faite de souvenirs et de rêves avec toujours une lumière voilée qui s’en vient ou qui s’en va comme une espérance qui n’arrive pas à mourir.
La question de Dieu et du Christ est aussi présente dans l’œuvre de Thierry De Cordier qui se dit « athée » : Crucifixions Maladroites, Attrape-Souffrance et Grand Nada… Ces œuvres rejoignent le questionnement fondamental de l’artiste. Michel Draguet, directeur général des Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, écrit à ce sujet : « Dieu est présent en permanence dans l’œuvre de Thierry De Cordier. Au-delà de toute référence religieuse, il incarne pour l’artiste la question de l’être livré au monde. Recouvre-t-il un sens intelligible ? Et y a-t-il une possibilité de penser l’être – philosophiquement parlant – en faisant abstraction de Dieu ? » (2). Les écrits de Thierry de Cordier ont une même orientation privilégiant un discours mystique apophatique teinté de surréalisme. Au terme de son livre « Dieu…, », après de multiples définitions contradictoires de Dieu qu’il a collectées, nous trouvons ce proverbe aménagé par lui : « Une goutte de Dieu suffit pour faire déborder l’univers… ».
Interprétation (herméneutique) symbolique
L’œuvre MER GROSSE par la densité de sa matière et par la force des éléments de la nature qu’elle rend présente, nous a fait prendre conscience d’une mémoire symbolique enfouie en nous. Dans une deuxième partie, nous basant sur les écrits de Gaston Bachelard et de Mircea Eliade, nous avons pu expliciter les symboles fondateurs, les mythes et les archétypes ancestraux qui nous ont permis d’enrichir notre interprétation de l’œuvre : le symbolisme archétypal de la mer et de l’eau, de l’abîme, du noir, du temps et de sa suspension, de la montagne et enfin de la nuée.
Relecture théologique de l’abîme et du néant
Je n’ai pas de mots pour décrire la beauté et la puissance de ce tableau.
Il me parle des abîmes les plus profonds du monde,
Là où la vie s’arrête, là où elle commence,
Il me parle de l’au-delà de tout,
Il me parle d’un Mystère qui ne peut se concevoir. Devant MER GROSSE, je suis face à l’Éternel.
Il est face à moi.
En outre, cette œuvre nous a touchée et convoquée dans notre propre vie de foi chrétienne. Les profondeurs contradictoires, la reconnaissance d’une fragilité ou d’une incapacité radicale, un néant originaire que MER GROSSE révélait en nous, cachaient aussi, paradoxalement, une lumière qui nous ouvrait au mystère d’une présence d’un Amour absolu en nous qui nous fonde. L’expérience de la relation à Dieu à travers la descente dans l’abîme est fondamentale dans les textes bibliques. Nombre de psaumes expriment cette descente dans les profondeurs où l’homme dans son angoisse se tourne vers Dieu dans un ultime appel : « Sauve-moi, ô Dieu, car les eaux me sont entrées jusqu’à l’âme ». La réponse miséricordieuse de Dieu déjà-là ouvre alors un chemin de remontée du fond même de ces abysses.
Nous avons poursuivi cette recherche en nous appuyant sur des textes de Pères de l’Eglise et de théologiens contemporains explicitant cette réalité mystérieuse de la présence de Dieu dans les abîmes les plus obscures du cœur de l’homme. L’abîme de l’homme se révèle être le lieu de sa rédemption où renaître de l’Esprit ; l’acceptation de sa finitude et de sa pauvreté intérieure devient l’accès à la plénitude de la louange et de la rencontre avec Dieu. Edith Stein évoque ainsi cette rencontre : « Dans mon être, je découvre un autre être qui n’est pas mien mais qui est soutien et fond de mon être, lequel ne trouve en lui-même ni fond ni soutien » (3), ou encore : « Au plus profond, l’âme en son essence est béance vers les profondeurs. Lorsque le moi vit en ces lieux – sur le terrain de son être, où il a précisément sa demeure et sa place – il entr’aperçoit quelque chose du sens même de son être et sent sa force ramassée par-delà toutes ses composantes isolées. Et s’il peut vivre à partir de là, sa vie sera pleine et il atteindra la cime de son être » (4). De même, Yves Raguin : « Cette immensité que je ne pouvais au début qu’appeler vide ou rien, est devenu pour moi une plénitude d’être ». (5)
Conclusion : De l’œuvre d’art au mystère de la grâce
L’authenticité de l’acte artistique et la puissance picturale de l’œuvre de Thierry De Cordier ont fait de notre rencontre avec MER GROSSE un événement spirituel qu’il nous a fallu expliciter et interpréter. Le théologien Jérôme Alexandre confirme cette expérience qui fût la nôtre :
En rencontrant l’art contemporain, la Foi peut accéder par conséquent à une compréhension d’elle-même, qu’elle ne serait pas assurée d’atteindre de manière aussi probante par d’autres voies. Réciproquement, il se peut que le témoignage de la Foi soit révélateur, pour l’artiste, du sens de ce qu’il cherche. (6)
Béatrice Le Hodey
Notes
1- Extrait d’un poème en prose que nous avions écrit pour évoquer notre rencontre avec l’œuvre. Ce texte poétique a servi d’ancrage à notre travail.
2- Michel DRAGUET, Dieu, c’est une soupe ! entretiens avec Thierry de Cordier, Ostende, 14 septembre 2016, Catalogue de l’exposition Iconotexture, Musées Royaux des Beaux-Arts, Bruxelles, 2016.
3- Edith STEIN, La Puissance De La Croix, Bruyères-le-Châtel, 1982, p. 58.
4- Edith STEIN, La Puissance De La Croix, Bruyères-le-Châtel, 1982, p 60.
5- Yves RAGUIN, La profondeur de Dieu, Paris, Desclée de Brouwer, 1982, p 90
6- Jérome ALEXANDRE, L’art contemporain, un vis-à-vis essentiel pour la Foi, Paris, Parole et silence, 2013, p. 16.