Le titre de notre recherche : « Inouï des Vies Silencieuses de Alexandre Hollan, vers une théologie mystique de l’écoute spacieuse » annonce qu’il est possible d’entendre un principe inouï (in-ouï) qui anime tout silence et de vivre l’expérience profonde de son écoute. En effet, telles que nous les voyons dans l’intensité de l’expérience esthétique, les figures banales et délaissées de Hollan délivrent une révélation dont elles rendent leur spectateur déjà participant : leur silence est grand ouvert puisque déflagrant pour celui qui les contemple. Mais quel est cet in-ouï inattendu de la part de natures mortes, de toute apparence muettes, et comment l’écouter ?
quel est cet in-ouï inattendu de la part de natures mortes, de toute apparence muettes, et comment l’écouter ?
Ce mystère de silence a été le lieu théologique de notre recherche et cet approfondissement réflexif depuis l’œuvre a consisté à en faire valoir toute la force spirituelle et à en manifester le retentissement dans notre mission pastorale en service hospitalier (chirurgie et transplantation cardiaque).
Ainsi se profilait la problématique de notre réflexion : est- ce que l’expérience artistique – ce voir qui devient une écoute – du peintre (par ailleurs reconnu « poète cistercien » par Yves Bonnefoy) pouvait nous reconduire et nous fonder dans une présence au mystère de l’être et nous accompagner jusqu’à une dimension mystique ? En effet, la conversion du « voir sensible » en une « écoute dynamique » nous laissait penser que l’in-ouï des Vies Silencieuses, qui met en œuvre ces deux épaisseurs silence et mystère, donnait à entendre une dimension spirituelle qui rejoindrait celle que nous vivons dans notre expérience de présence et d’écoute des personnes hospitalisées, expérience elle-même configurée en Dieu. La refiguration du principe de l’inouï du silence, initiée par la représentation du « fruit vivant » de Hollan, se déploierait alors vers son accomplissement dans la vie.
En préambule de notre travail, sous forme d’une lettre à l’artiste, nous avons évoqué la profondeur spirituelle à laquelle nous introduisaient les « Vies Silencieuses ». Par une description phénoménologique enracinée dans la réalité plastique de l’œuvre, nous avons tenté de rendre compte du silence dont Hollan nimbe ses objets et de la puissance de ce mystère. Puis, une interprétation (herméneutique) nous a permis de faire valoir l’intensité dont ces figures sont habitées, lumière et vibration que la théologie médiévale permet de théoriser. Par ailleurs le recours à la mystique cistercienne nous a permis d’expliciter, de notre point de vue, une manière particulière de peindre et d’identifier un rapport à la matière. À partir de ces analyses, nous avons développé analogiquement, dans une autre réalité, ce mystère de silence que les « Vies Silencieuses » nous avaient confié : celui de la rencontre des vies humaines silencieuses. Le concept d’une écoute spacieuse (que nous avons proposé pour dénommer cette double expérience) est né de deux sources : la théologie négative des Pères de l’Église, qui convient à la théologie du silence et décrit l’expérience de la relation vivante de l’homme à Dieu mais sans Le nommer, et les écrits mystiques des auteurs cisterciens, particulièrement ceux de Bernard de Clairvaux.
Cette méditation, ce processus d’interprétation (la rencontre, esthétique du silence comme espace de paix, dans l’œuvre d’Alexandre Hollan) et son déplacement (vers une nouvelle formulation de l’écoute en mission hospitalière) nous auront ainsi permis de « reconstruire l’ensemble des opérations par lesquelles une œuvre s’enlève sur le fond opaque du vivre, de l’agir et du souffrir pour être donnée par un auteur à un lecteur qui la reçoit et ainsi change son agir » (1) .
l’expérience esthétique s’est amplifiée de sa propre vibration, vibration telle que Hollan la recherche dans le mystère de sa peinture
Cet itinéraire au croisement de l’expérience sensible, esthétique et spirituelle et la richesse d’une approche théologique se sont avérés participants d’une réelle ouverture et d’un accès renouvelé à la profondeur de la matière artistique : l’expérience esthétique s’est amplifiée de sa propre vibration, vibration telle que Hollan la recherche dans le mystère de sa peinture et nous la renvoie par la figuration à la tonalité sourde de ses pots, en apparence éteinte, mais dont la couleur discrète rayonne. Paradoxalement ses natures mortes sont la déposition d’une vie qui s’offre à la limite de son effacement et leur monde mutique n’est en nous que résonance.
Ainsi, éprouvant « intérieurement ce qui est visible dans le motif » (2), notre présence aux « Vies Silencieuses » picturales – à travers ce dessaisissement dans lequel le voir devient une écoute spacieuse – s’accorde à notre autre présence aux vies silencieuses, cette fois incarnées, des personnes rencontrées dans la mission hospitalière. Et cette présence autre devient le vaste lieu de gratuité où les êtres peuvent s’entre-tenir ensemble, où l’inconditionné se donne à l’ampleur d’un cœur à cœur et se reçoit dans la plénitude d’une écoute devenue voie d’accomplissement commun dans la paix.
En toute vie le silence dit Dieu,
Tout ce qui tressaille d’être à lui !
Soyez la voix du silence en travail,
Couvez la vie, c’est elle qui loue Dieu !
Pas un seul mot et pourtant c’est son Nom
Que tout sécrète et presse de chanter ;
N’avez-vous pas un mode immense en vous ?
Soyez son cri, et vous aurez tout dit.
(Hymne de l’Office des Lectures du jeudi)
Béatrice Brunetaud
Pour aller plus loin :
– Alexandre HOLLAN, Je suis ce que je vois, Notes et réflexions sur la peinture et le dessin 1975-2020, Toulouse, Éditions Érès, 2020.
– Yves BONNEFOY, Alexandre HOLLAN, Trente années de réflexion, 1985-2015, préface de Jérôme Thélot, Strasbourg, Éditions L’Atelier contemporain, 2016.
– Emmanuel FALQUE, Le Livre de l’Expérience, D’Anselme de Cantorbéry à Bernard de Clairvaux, Paris, Cerf, 2017.
– Max PICARD, Le monde du silence, Paris, Presses Universitaires de France, 1954.
Notes
1- Paul RICOEUR, Temps et récit 3, Paris, Seuil, 1985, p. 106.
2- Alexandre HOLLAN, Je suis ce que je vois, Notes sur la peinture et le dessin 1975-2020, Toulouse, Éditions Érès, 2020, p. 259.
A lire également, l’article publié sur Narthex : « Alexandre Hollan, La quête du voir »