Voir toutes les photos

Une balançoire dans une église !

Pendant le mois de janvier 2010, les visiteurs de l'église Saint-Jacob de Stockholm, adultes comme enfants, ont fait de la balançoire, une activité plutôt inhabituelle dans un tel lieu. Cette installation intitulée « L'Expérience du pendule », que l'on doit à l'artiste suédoise Monica Sand, est l'occasion de repenser la relation entre nos corps et l'espace sacré... (photographie : Sten Hellman)
Publié le 08 février 2010

 

Monica Sand, Pendelexperiment, église Saint-Jacob, Stockholm, janvier 2010

© Sten Hellman

 

Grâce à un entretien avec Eva Asp, j’ai eu l’occasion de présenter la semaine dernière, l’engagement fort envers l’art contemporain qui est celui de la paroisse Saint-Jacob, située dans le centre de Stockholm (article du 1er février 2010). L’exposition « Pendelexperiment » (L’expérience du pendule) avait alors été rapidement évoquée ; j’aimerais ici revenir plus longuement sur cette installation pour le moins étonnante, et pertinente.

 

Ce n’est pas la première fois que Monica Sand installe une balançoire dans un lieu public, car cela fait partie d’un projet artistique et académique au long terme, intitulé « Entre gravitation et gravité-zéro » (Mellan gravitation och tyngdlöshet). En 2002, elle installa pour la première fois une immense balançoire dont les cordes longues de 40 mètres étaient illuminées, sous le pont qui surplombe le port de Göteborg, en Suède (voir photographie ci-dessous). Le projet fut ensuite adapté pour une exposition en 2003 à « Skulpturens Hus » (Maison de la Sculpture), un endroit où l’on fabriquait auparavant de l’acide sulfurique ; et plus tard dans la même année, ce sont les visiteurs de « Passagen », le centre d’art contemporain de Linköping (anciennement un centre commercial), qui ont eu l’occasion de faire l’expérience de ces grandes et envoutantes balançoires. Selon l’artiste, ces trois endroits symbolisent trois « constructions culturelles » différentes : l’organisation de l’espace urbain, la science et le capitalisme. Au sein de ces structures culturelles, Monica Sand « ancre les balançoires » ; elle développe cette idée comme suit : « Par ces ancrages, les balançoires créent de nouvelles relations entre un sens de liberté [lorsqu’on est] sur la balançoire et la dépendance vis-à-vis des constructions sociales afin d’être capable de se balancer ». En effet, le balancement peut ici procurer une sensation d’envol qui défie les lois de la gravité, mais il nécessite inévitablement un support sans lequel l’outil de l’envol est inefficace. L’artiste semble faire un commentaire sur la position de chaque individu dans la société : à la fois libre de faire des choix, mais dans un cadre déterminé. La structure culturelle (quelle soit sociale, historique, géographique, religieuse, politique, etc.) à laquelle nous choisissons de nous « attacher » – ou de laquelle nous ne pouvons nous détacher – détermine les conditions de notre liberté, entendue comme l’ampleur de notre balancement, de nos mouvements.

 

 

Monica Sand, Kan gravitationen upphävas? (La gravitation peut-elle être abolie?), installation, Göteborg, Älvborsgsbron, 2002

© Pamela Ericsson

C’est dans l’objectif de soumettre cette expérience à un autre cadre – celui de la religion – que Monica Sand voulait une église. Son choix s’est porté sur l’église Saint-Jacob puisque celle-ci est placée dans le centre de Stockholm et qu’elle est ouverte à l’art contemporain, mais aussi parce qu’au niveau architectonique, l’espace permettait d’installer une grande balançoire sans avoir à faire de changements dans l’église. C’est donc l’artiste elle-même qui a eu l’initiative de l’installation. Elle a d’abord contacté Eva Asp, qui avait organisé les expositions de l’« Année de l’art » (Konståret, 2007-2008) à Saint-Jacob. Vivement intéressée par le projet, elle était cependant inquiète, car même si Saint-Jacob est réputée pour être une paroisse très ouverte en matière d’art contemporain, l’idée de Monica Sand risquait de se trouver au-delà de ce que l’Eglise de Suède était prête à accepter. L’idée a néanmoins été transmise aux autorités ecclésiales compétentes et, si le doyen de la cathédrale n’a montré ni d’opposition stricte ni de support franc au projet, Kristina Ljunggren, pasteur de l’église Saint-Jacob, était en revanche enthousiaste. Grâce à de nombreux échanges avec l’artiste, l’installation « Pendelexperiment » (L’Expérience du pendule) et les événements connexes ont pu voir le jour dans l’espace de l’église. L’installation se composait concrètement d’une grande balançoire longue de 13 mètres, placée au centre de la nef, ainsi que de deux petites balançoires du type aire de jeux et de deux horloge à balancier, placées dans les collatéraux.

 

 

Monica Sand, Pendelexperiment, installation dans l’église St-Jacob, janvier 2010

© Sten Hellman

Les deux horloges à balancier de l’installation Pendelexperiment,

église St-Jacob, janvier 2010

© Sten Hellman

 

A l’instar de toutes les activités proposées pendant les précédentes installations temporaires d’art contemporain dans l’église Saint-Jacob, la volonté pédagogique et participative fut pendant « Pendelexperiment » toute aussi remarquable, visant avant tout à l’intégration de l’œuvre par son usage dans l’espace liturgique. Pendant un mois, les visiteurs pouvaient individuellement se balancer dans la nef de l’église ; mais ce n’était pas tout, puisque la possibilité leur était également offerte de participer à des expériences collectives visant à mettre en avant l’influence de nos corps et de nos voix dans l’espace de l’église et sur le « soundscape » (paysage sonore) de celle-ci. A travers le programmes d’activités intitulé « Résonances – Comment l’église sonne-t-elle pour vous ? » (Resonancer – Hur låter kyrkan för dig ?), il s’agissait de (re)découvrir d’une manière inédite cet espace, qu’il soit bien ou mal connu.

 

Le mouvement de la balançoire est pour chacun d’entre nous familier : qui ne s’est jamais balancé ? Son rythme régulier, d’avant en arrière, évoque les rythmes de la vie ou, plutôt, les rythmes comme le fondement même la vie ; ce que le balancier des horloges également installées dans l’église rappelle. Même si le mouvement est coutumier, la balançoire qui se trouve au milieu de la nef possède quelque chose d’insolite, avant tout à cause de la longueur de ses cordes (13 mètres), qui allonge l’amplitude de son mouvement et le ralentit, engageant ainsi le corps dans une expérience singulière qui est propre, selon l’artiste, à la méditation. Elle explique que ce « rythme méditatif apparaît dans la distance temporelle entre la mémoire corporelle des balancements antérieurs et l’intervalle étendu dans le [balancement] présent. Sur une balançoire normale d’aire de jeux, avec son rythme rapide, vous êtes coincés dans l’action présente et vous n’avez pas le temps de vous balancer entre mémoire et expérience. Quand je parle de mémoire, ce n’est pas nécessairement une mémoire consciente, c’est davantage la mémoire corporelle inconsciente que vous activez quand vous changez le rythme, par exemple avec une balançoire surdimensionnée ». Le type de mémoire ou de souvenirs ainsi convoqués par l’artiste fait irrésistiblement allusion à la mémoire involontaire chez Proust, explicite dans l’épisode de la madeleine. L’instant de la perception du sensible (l’expérience sensorielle) peut éveiller certains souvenirs, qui apparaissent donc comme ancrés dans nos corps, dans la mémoire de nos sens et de leurs expériences passées. De cette manière, l’installation mise en place par l’artiste trouve son point central dans l’espace qu’elle crée entre deux temporalités différentes, voire contradictoires : d’une part les souvenirs de balancements inconsciemment ancrés dans nos corps, et d’autre part le balancement actuel et présent sur la balançoire de l’église, étrangement allongée ; cette sur-dimension est l’élément perturbateur qui permet la discontinuité entre les deux temporalités et l’émergence de l’espace médial comme lieu de l’expérience. La création de cet espace intermédiaire entre mémoire corporelle et perception présente est un élément essentiel de l’œuvre et des recherches de Monica Sand qui y a d’ailleurs consacré sa thèse de doctorat (Konsten att gunga – Experiment som aktiverar mellanrum ; "L’art de se balancer – L’expérience qui active l’espace de l’entre-deux").

 

La chanteuse et danseuse Anna E. Weiser sur la balançoire

lors d’une improvisation vocale

Pendelexperiment, église Saint-Jacob, Stockholm, janvier 2010

© Sten Hellman

 

De ces expérimentations corporelles émergent une conscience renouvelée de l’espace de l’église. Les concerts et improvisations de danse, ainsi que les ateliers collectifs d’expressions vocales, ont été l’opportunité de développer chez les participants une nouvelle connaissance de l’univers qu’est l’église ; une connaissance qui n’est pas intellectuelle, mais sensuelle puisqu’elle se construit et s’épanouit sur ce qu’éprouvent les sens. « L’Expérience du pendule » et ses diverses expérimentations engagent plusieurs dimensions, certes différentes, mais inéluctablement liées : le temps (rythme), le mouvement (se balancer, marcher, s’asseoir), le son (voix dans ses différentes intensités, musique). En perturbant volontairement et dans un cadre précis la manifestation habituelle et conforme de ces critères (normalement on ne se balance pas dans une église, on évite d’y crier et on préfère y murmurer…), Monica Sand essaie de donner au visiteur – pour l’occasion devenu participant – une conscience plus approfondie de l’espace de l’église et du rôle d’ordinaire insoupçonné qu’y joue le corps de chacun.

 

 

PENDELEXPERIMENT

2-29 janvier 2010

Stockholm, Saint-Jacobs kyrka

Artiste : Monica Sand

Responsable du projet pour la paroisse : Kristina Ljunggren

Improvisations dansées et musicales : Anna E. Weiser, Wolfgang Weiser et Thommy Wahlström

Installation musicale : Ricardo Atienza, Thommy Wahlström et Pablo Padilla

 

 

—————————————————————-

Sources – références

>> Toutes les citations attribuées à Monica Sand sont extraites d’un entretien réalisé par l’auteur avec l’artiste, via emails en janvier-février 2010 (traduit de l’anglais)

•Monica Sand, Konsten att gunga – experiment som aktiverar mellanrum, [L’art de se balancer – L’expérience qui active l’espace de l’entre-deux], Stockholm: Axl Books, 2008

•Site internet du projet « Between Gravitation and zero-gravity », en anglais : http://www.zerogravity-art.nu/project.html (dernière consultation : février 2010)

•Site internet de Monica Sand, en anglais et en suédois : http://web.comhem.se/monicasand/ (dernière consultation : février 2010)

•Site internet de l’installation « Pendelexperiment » dans l’église Saint-Jacob, en suédois : http://www.stockholmsdomkyrkoforsamling.se/page.php?p=435 (dernière consultation : février 2010)
 

 

Contenus associés
Commentaires
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *