Flyer pour l’exposition de Laila Kongevold, "Sous-ton", Kristiansand, 2010
à droite l’oeuvre intitulée Salvation, photographie manipulée par ordinateur
© Laila Kongevold og Kristiansands Kunstforening
Laila Kongevold (née en 1970) est une artiste norvégienne déjà bien connue dans le monde religieux de ce pays scandinave, notamment pour ses installations basées sur le braille : dans la poudre qu’elle dispose au sol (par exemple du curcuma ou du sucre glace), elle forme un texte en braille, très souvent issu du Nouveau Testament. De cette stratégie résulte une impossibilité fondamentale pour tous spectateurs de lire le message inscrit – le voyant ne sait pas lire le braille en le regardant et l’aveugle ne peut comprendre le message puisque s’il touche de sa main les écritures tridimensionnelles, il détruira irrémédiablement le texte. Dans un article intitulé « Le spirituel dans l’art ? », l’historien de l’art norvégien Gunnar Danbolt désigne l’œuvre de Kongevold comme la plus représentative des quinze dernières années parce qu’à travers ses installations « elle montre que le monde est composé d’un langage qui ne peut être communiqué à nous. Et pourtant nous reconnaissons que quelque chose se trouve dans le texte, quelque chose auquel nous n’avons pas accès »1. Ce qui intéresse Kongevold à travers cette forme de cécité (bien que nous voyions, nous sentons que quelque chose nous échappe totalement), c’est la réflexion sur les moyens de communication appliqués à la formation du sens : à trop vouloir regarder, à trop vouloir tout expliquer de manière rationnelle, on court le risque de ne plus rien voir et de ne plus rien comprendre du tout. En acceptant la frustration liée à certains mystères on se positionne sur la voie d’une expérience autre. L’artiste choisit souvent des passages bibliques à écrire en braille parce qu’il en va ainsi des mystères bibliques, que la recherche d’explications rationnelles ne peut épuiser.
Pour l’exposition « Sous-ton » (Underklang, en norvégien) à Kristiansand, Kongevold n’a pas repris ce type d’installation fondée sur le braille. Dans le cadre du festival de musique d’église de la ville et des célébrations des 125 ans de la cathédrale de Kristiansand, l’artiste développe sous des formes diverses une réflexion sur le son et notamment des sons que l’on n’entend qu’implicitement, les sous-tons (subtones), qui nous parviennent donc principalement sous forme de vibrations acoustiques pénétrant nos corps. Ainsi peut-on, dans une chambre totalement insonorisée, encore entendre des sons, qui sont ceux du sang coulant dans les veines. De cette manière, le son possède non seulement quelque chose de fondamental, mais aussi quelque chose de mystérieux en tant qu’il est « insaisissable ». Selon l’artiste, le travail pour cette exposition « a pris comme point de départ l’aspiration de l’homme à dépasser la Création et le combat contre (ou avec ?) les pouvoirs de la nature. J’utilise l’esthétique de la science et regarde les rythmes et les dessins ressemblant à du son qui se créent lorsqu’on traduit un tremblement de terre dans un langage visuel »2 De la sorte, les artefacts scientifiques (ordinateurs, avions ou sismogrammes) se trouvent perturbés, dans le sens où ils sont placés et utilisés inhabituellement : la science devient de l’art et le son devient une image. Ces déplacements leur confèrent de nouvelles dimensions, et dans l’écart entre les usages habituels et inhabituels de nouvelles significations émergent. Par exemple dans les œuvres Création et Civilisation perdue – toutes deux basées sur des sismogrammes – « les sons de la nature sont détectés par des appareils sismographiques et sont imprimés comme des diagrammes pour être analysés, compris […]. La vérité noir sur blanc. L’espace artistique problématise ceci. […] en tant qu’images artistiques, elles [les œuvres de Kongevold] font sauter les modèles établis et les pronostiques de la science »3. L’artiste met alors en avant la part de mystère contenue dans ces « outils » rationnels. Alors qu’avec ses installations à base de poudre et de braille, elle ébranlait les règles du langage, avec les œuvres de l’exposition « Sous-ton », elle questionne cette fois les règles de la compréhension scientifique et nous invite à dépasser notre volonté de tout expliquer rationnellement.
Ci-dessous : Laila Kongevold, Civilization, photographie
50*70 cm © Laila Kongevold & Stefan Christiansen
A l’opposé de la science dont l’objectif est de donner des réponses, l’art contemporain pose des questions, et la religion – lorsqu’elle n’est pas fondamentaliste ou sectaire – défie nos sens et notre raison. L’art et la religion, que Kongevold décrit comme deux vecteurs du sacré, possèdent quelque chose de mystérieux et le doute, l’interrogation ou l’ignorance n’y sont pas négatifs : « c’est l’art et la religion qui communiquent le sacré dans la culture et il y a beaucoup de ressemblances entre les deux – la métaphore de la cécité, par exemple. Mais je suis dérangée par le fait que dans la religion dogmatique il n’y a pas de place pour le doute. A l’opposé de cela, la tâche de l’art est de poser des questions sur la réalité que nous pensons connaitre et d’essayer de briser les jugements préconçus et les schémas conventionnels. L’art rend visible l’invisible »4 ; ici, le son.
L’exposition est conçue comme une déambulation entre des œuvres ayant pour la plupart un lien à la science de par leur esthétique ou leur sujet : la photographie d’un avion passant le mur du son dans une déflagration visuelle (Sonic Boom), la série de six photographies d’équipements électroniques (les cartes-mères d’un ordinateur) prises de très près, ce qui les transforme en paysages urbains de science-fiction (Civilization), l’œuvre vidéo et sonore Catastrophe (2 minutes de votre vie) [Doom (2 minutes of your life)], ou encore les sismogrammes agrandis et imprimés sur soie de Création I, II et III, et ceux de Civilisation perdue, qui transforment les rythmes et sons de la nature en images. Ces œuvres portent des titres qui font allusion à des événements de l’humanité ayant une consonance religieuse plus ou moins directe : « Salut » [Salvation], « Création », « Catastrophe » [Doom], « Paradis » [Heaven]…
Ci-dessous : deux vues de l’installation Heaven [Paradis] de Laila Kongevold, Kristiansand, Kunstforening, septembre 2010 – caisse de résonance en bois (450*200*60 cm) et fils métalliques (22 m de long)
© Stefan Christiansen
© Laila Kongevold
L’œuvre centrale est certainement Heaven, une installation qui fonctionne comme une harpe géante, une « harpe céleste » à portée de la main du spectateur, celui-ci ayant la possibilité de créer lui-même le son en faisant vibrer les cordes tendues le long de la salle de part et d’autre d’une boîte de résonance, le tout dans une atmosphère brumeuse, mystérieuse, qui tend à faire disparaitre dans le brouillard l’une ou l’autre des extrémités de l’installation. Lorsqu’elle évoquait cette œuvre avant l’exposition, Kongevold exprimait le souhait de créer les conditions nécessaires à une « expérience contemplative », pour créer (comme avec toutes ses installations) le sentiment de quelque chose d’autre sur lequel on ne peut pas mettre de mots »5.
Pour conclure, on peut s’allier au professeur de théorie artistique Øystein Hauge, qui pointe dans le catalogue de l’exposition le lien entre le son, l’écoute et la religion : écouter, écrit-il, « est le verbe évangélique par excellence. La foi se fonde sur l’écoute du divin. […] Même dans une société sécularisée comme la notre, l’écoute des images est encore une attitude religieuse. Les œuvres de « Sous-ton » [Underklang] montrent totalement cela : elles sont dirigées à la fois vers le secret et le sacré, vers l’avenir, que celui-ci se trouve dans la science ou dans les mains de Dieu »6.
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Sources
Catalogue de l’exposition : Underklang – Laila Kongevold, Kristiansand, Kunstforening, du 19 août au 26 septembre 2010
Sites internet de Laila Kongevold : œuvres jusqu’à 2001: http://kunst.no/kongevold/movie.htm et ses œuvres depuis 2002 : http://www.lailakongevold.no
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Notes
1. Gunnar Danbolt, ”Det åndelige i kunsten?”, in Dagens Næringsliv, 9 octobre 2003, p. 4 :
2. Laila Kongevold, citée dans la revue de presse de l’exposition Underklang, Kristiansand, Kunstforening, 2010 : ”tar utgangspunkt i menneskets streben etter å overgå skaperverket og kampen mot (eller med?) naturkreftene. Jeg bruker vitenskapens estetikk og ser på de rytmer og lydlignende tegninger som dannes når vi oversetter jordskjelv til et visuelt språk” (ma traduction)
3. Øystein Hauge, ”Mellom konstruksjon og destruksjon – peilinger i Laila Kongevolds kunst”, in Underklang – Laila Kongevold, catalogue d’exposition, Kristiansand, Kunstforening, 2010, p. 30 : ”Naturens lyder oppfanges av seismiske apparater og printes ut som diagrammer til analyse, forståelse og innsikt. Sannhet svart på hvitt. Kunstrommet problematiserer denne sannheten. […] som kunstbilder sprenger de vitenskapens etablerte modeller og prognoser”
4. Laila Kongevold, in NOD, 2004, p. 6 : “Det är konst och religion som kommunicerar det andliga i en kultur, och det finns många likheter mellan de båda – metaforen ”blindhet” till exempel. Men jag störs av att det i den dogmatiska religionen inte finns något utrymme för tvivel. I motsats till detta är konstens uppgift att ställa frågor om den verklighet vi tror oss känna, och försöka bryta ner ingrodda fördomar och konventionella mönster. Konst gör det osynliga synligt, och om den lyckas så väcker den betrktaren ur sin sömngångartillvaro”
5. Laila Kongevold dans un entretien avec l’auteur, 26 avril 2010, Fredrikstad, non-publié
6. Øystein Hauge, op. cit., p. 31 : ”er det evangeliske verbet par excellence. Troen baserer seg p lyttingen til det guddomlige. […] Selv i et gjennomsekularisert samfunn som vårt er lyttingen til bilder fremdeles en religiøs holdning. Verkene i ”Underklang” viser dette til fulle: De retter seg på en gang mot det hemmelige og det hellige, mot fremtiden enten den ligger i vitenskapens eller Guds hender”