L’église de Vejleå, vue depuis l’Est © C. Levisse
La paroisse de Vejleå se situe dans une partie nouvelle de la ville d’Ishøj, dans la banlieue de Copenhague. Le quartier est organisé autour des immeubles, des centres commerciaux, des parkings et des stations essence. Ses habitants allaient auparavant à l’église que possédait déjà la commune, mais face à l’accroissement de la population et des paroissiens, il fut décidé de construire une nouvelle église au sein même du nouveau quartier. A la suite d’un concours, l’architecture de l’église de Vejleå fut confiée en 1991 à Wohlert Architectes, qui eux-mêmes proposèrent le nom de Peter Brandes (Danois, né en 1944) comme décorateur. Architecture et décoration furent donc conçues dans un même temps, assurant ici une unité d’ensemble pour cet espace sacré qui fut consacré le 30 novembre 1997.
Le choix du projet architectural et le choix de l’artiste sont le reflet de la volonté de la paroisse de Vejleå de construire une église moderne, qui puisse s’intégrer à l’espace urbain qui l’entoure et ne soit pas en opposition avec cet environnement ; tout en gardant quelques liens avec l’architecture et l’art religieux du passé. L’église garde ainsi la traditionnelle couleur blanche des vieilles églises danoises et son plan est sans surprise : une tour, une nef, et un chœur dont le chevet est circulaire. En revanche, la voûte qui surplombe la nef est étonnante : elle rappelle les voûtes gothiques qu’elle reproduit, mais à angle droit, si l’on peut dire, puisqu’elle est faite non d’arc, mais de triangles.
Ci-dessus, à gauche : intérieur de l’église de Vejleå, vers l’autel à l’Est © C. Levisse
Ci-dessus, à droite : intérieur, vue vers l’orgue à l’Ouest. On voit au premier plan le fond baptismal, également dessiné par Peter Brandes © C. Levisse
Pour l’église de Vejleå, Brandes fut chargé de la décoration totale de l’intérieur. Il dessina l’autel, le crucifix qui est dessus, le fond baptismal, ainsi que les objets servant à la liturgie et à la célébration de l’Eucharistie. Le coût total pour la réalisation de la décoration est de 3,7 millions de couronnes danoises (un peu moins de 500.000 euros), dont 2,7 millions financés par la société « Veluxfonden »2. La partie centrale de cette décoration est sans aucun conteste l’ensemble de vitraux conçus par Peter Brandes, pour lesquels il a travaillé avec le maître verrier Per Steen Hebsgaard.
Six grandes fenêtres situées dans la partie supérieure des murs de la nef, à cinq mètres de hauteur, presque littéralement insérées dans les voûtes, éclairent l’intérieur de l’église. Ce sont ces fenêtres, triangulaires, de 22,5 m² de surface chacune, qui portent les principaux vitraux. Dans la partie ouest de l’église les vitraux sont consacrés à l’Ancien Testament, alors que dans la partie est, ce sont des sujets issus du Nouveau Testament qui sont traités. De cette manière une tension constructive et pleine de sens est mise en scène entre les deux ensembles de textes saints. Le plan ci-dessous montre la disposition des thèmes.
Plan de l’église de Vejleå. Les carrés représentent la nef et ses voûtes à angle droit ; les triangles sont les vitraux2
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Le sacrifice d’Isaac– Ce thème iconographique est bien connu de Peter Brandes, car c’est en effet l’un de ses sujets de prédilection qu’il représente à de nombreuses reprises avec des caractéristiques récurrentes. Isaac est représenté agenouillé et l’accent est mis sur le cou de la victime, démesurément allongé et incliné pour symboliser la soumission au souhait de Dieu. L’attachement de l’artiste à ce thème vient en grande partie de son histoire personnelle. Son grand-père, qui s’appelait Izak, fut tué dans un camp d’extermination pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour l’artiste, l’épisode biblique du sacrifice d’Isaac a donc une résonance non seulement dans sa foi, mais aussi dans sa vie familiale, Isaac étant le paradigme de la mort injuste, décidée par une autorité supérieure et divine, que l’on accepte. Cet épisode est une préfiguration du sacrifice du Christ sur la croix, dans le Nouveau Testament, un épisode que l’on trouve justement représenté dans le vitrail faisant face à celui d’Isaac.
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La crucifixion et la résurrection– Le vitrail qui surplombe le chœur et l’autel représente le sacrifice du Christ, que l’on voit au milieu. Là encore, l’accent est porté sur le cou et la tête du Christ, penchés en avant et disproportionnés par rapport au corps. Dans le coin droit du vitrail, Brandes a représenté le visage du Christ portant la couronne d’épines, l’une des scènes de la Passion précédant la crucifixion. Sur la gauche, Marie est représentée avec son fils dans les bras, l’image traditionnelle de la Pietà, moment qui suit la mort sur la croix. La partie supérieure du vitrail, pour laquelle l’artiste a choisi des couleurs beaucoup plus claires et lumineuses, dans les tons jaunes et blancs, doit représenter l’espoir porté par la résurrection du Christ, trois jours après sa mort. La résurrection est un mystère, ce que Brandes exprime par les couleurs et la lumière, de façon non figurative.
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Caïn et Abel– Dans une dominante de tons violets, Peter Brandes a choisi pour ce vitrail le premier épisode négatif après la Chute, le meurtre d’Abel par son frère, Caïn (Genèse, 4, 8). Les deux frères sont représentés chacun dans un coin inférieur du vitrail triangulaire ; à gauche on voit Caïn que l’on reconnait grâce aux épis de blé, tandis qu’à droite, Abel est identifié par ses animaux. Ils sont séparés par une masse sombre, mais dans le même temps, une espèce de cordon ombilical qui parcourt le bord inférieur du vitrail les relie.
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Job– De l’autre côté de Caïn et Abel, sur le mur nord de l’église, le vitrail est consacré à Job. Alors que Caïn a commis un meurtre pour lequel il est juste qu’il soit puni, Job est la figure du juste qui est puni et mis à l’épreuve par Dieu, sans raison apparente. Au centre du vitrail, on voit la figure de Job, qui lève son bras dans un geste assuré, vers Dieu. Ce dernier est représenté comme une figure jumelle inversée et sortant d’un nuage sombre ou de la tempête pour parler à Job (Job, 38, 1 et 40, 6). Dans le coin inférieur gauche, on distingue aussi une figure de bétail qui est presque déjà un squelette. Ces deux vitraux sont une évocation de la coexistence, souvent jugée paradoxale, du mal et de Dieu.
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La résurrection de Lazare– Dans le second vitrail qui se trouve sur le mur nord, Peter Brandes a représenté la résurrection de Lazare (Jn, 11, 1-44). Si la couleur jaune qui domine ici est le symbole de la résurrection, de l’espoir, l’ovale central, qui représente le visage de Lazare n’est pas sans angoisse. Il évoque même pour certains le visage dépeint par Munch dans Le Cri. Peut-être Brandes souhaitait-il exprimer qu’après quatre jours dans le Royaume des Morts, le retour à la vie ne fut pas si facile pour Lazare.
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Le jardin de Gethsémani– En face de Lazare, on trouve une représentation des événements qui se sont déroulés au jardin de Gethsémani. La tonalité dominante est cette fois le vert-bleu. Dans le coin inférieur droit du triangle, Jésus est représenté en prière, agenouillé contre un arbre. Dans le coin opposé, c’est le baiser de Judas que l’on regarde, acte de trahison déguisé en geste d’amour, et par lequel Judas désigna aux soldats romains lequel était Jésus. On trouve aussi une oreille seule qui symbolise la rage et la violence de Pierre qui, voulant se battre pour les empêcher de s’emparer de Jésus, coupa l’oreille d’un soldat. Une petite poule apparait également dans le même coin, renvoyant au reniement de Pierre. Le centre de ce vitrail est composé d’un visage, comme pour le vitrail représentant Lazare. Mais ici, le visage n’est plus angoissé, au contraire, avec ses yeux fermés, une larme qui s’en échappe, ce sont la tristesse douloureuse et l’humilité de l’acceptation qui émanent de ce visage qui se prépare au sacrifice.
On remarquera que ces six vitraux fonctionnent par paire au niveau iconographique, mais aussi dans leurs aspects formels. Ainsi le parallèle entre Isaac et le Christ est reproduit dans leur cou incliné ; Lazare et le Christ sont chacun représentés par un visage qui emplit toute la surface centrale du vitrail. Dans l’église, Peter Brandes a également réalisé un vitrail pour la bande de verre qui marque une rupture entre les deux parties de la nef (représentant l’échelle de Jacob) et une autre, qui sépare la nef du chœur (ornée de larmes et de gouttes de sang). S’ajoute également à l’ensemble, un septième vitrail, placé au-dessus du porche principal, à l’Ouest, juste en dessous du vitrail montrant le sacrifice d’Isaac. L’artiste a conçu ce vitrail comme un résumé des six autres, un vitrail « clé » pour comprendre le programme iconographique. On y voyait le motif central de chaque vitrail mais aujourd’hui, le vitrail n’est plus que partiellement visible, caché par le nouvel orgue installé en 2009 dans l’église.
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Sur la photographie ci-dessus, on peut voir la décoration qui orne, sans le cacher pour autant, l’orgue, une décoration également dessinée par Peter Brandes (2009). L’armature représente un Christ en gloire, victorieux, debout avec les bras écarté, ceint par une mandorle.
En regardant les précédentes illustrations de l’intérieur de l’église, peut-être avez-vous remarqué, les formes étranges suspendues au mur, en dessous des vitraux, dans la partie Est de la nef. Il s’agit de quatre sculptures réalisées par Brandes. L’illustration ci-dessous permet de les voir plus clairement.
Ci-dessus, à gauche : sculpture de Peter Brandes sur le mur nord © C. Levisse
Ci-dessus, à droite : sculptures de Peter Brandes sur le mur sud © C. Levisse
La tête isolée sur le mur nord, de couleur rouge sombre ressemble à la manière dont Brandes représente la tête d’Isaac lors du sacrifice et celle du Christ lors de la crucifixion ; une tête et un cou massifs, penchés vers l’avant, dans une attitude qui signifie l’acceptation totale ou la mort. Sur le mur sud, les trois têtes portent haut leur regard. Elles sont de trois couleurs différentes, celle de droite est noire, à gauche la tête est blanche, tandis que celle du milieu est dorée. Cette dernière est interprétée dans le feuillet diffusé par l’église de Vejleå comme une représentation du Christ, alors entouré des deux larrons, en blanc celui qui sera sauvé, en noir le mauvais. Ces trois personnages pourraient aussi être simplement des témoins, à notre image.
Pour conclure sur le programme iconographique des vitraux – qui ne sont pas faciles à déchiffrer si l’on manque les clés – on peut remarquer, avec Mikael Wivel, que le thème réunissant les épisodes bibliques sélectionnés semble être la souffrance3 ; une souffrance qui trouve de multiples échos dans notre société. Mais cette souffrance est sublimée par la lumière qui vient transcender chaque histoire représentée dans le vitrail. En effet, les jeux de lumière colorée sur les murs blancs sont absolument magnifiques et lorsque l’église se pare de ces couleurs changeantes et fragiles, on pense à la description de la Jérusalem céleste dans l’Apocalypse (Ap 21, 9-27). La ville y est décrite comme faite de pierres précieuses de toutes les couleurs, et l’on sait que l’église en tant qu’édifice peut être considérée comme une préfiguration de la Jérusalem céleste. Dans cette Jérusalem nouvelle, on « n’a besoin ni du soleil ni de la lune pour l’éclairer, car la gloire de Dieu l’illumine, et son flambeau c’est l’agneau » (Ap 21, 23). Ce verset nous rappelle que la lumière qui tombe dans l’église est un symbole de la présence de Dieu dans le lieu sacré. On remarquera que dans l’église de Vejleå l’architecte a choisi de placer la seule fenêtre non colorée directement au-dessus de l’autel, de façon à ce que la fenêtre soit invisible. Cette solution est intéressante car le chœur et l’autel sont inondés de lumière vive, alors que dans le reste de l’église, la lumière est plus tamisée, car filtrée par le verre coloré. L’accent est de la sorte mis sur la célébration de l’Eucharistie, le point central de la liturgie.
© Vejleå kirke
© Vejleå kirke
Cette projection colorée rappelle la tradition artistique des grandes cathédrales gothiques, continuée dans les églises catholiques jusqu’à la période contemporaine. Je pense par exemple à l’église du Saint-Sépulcre d’Abbeville, dans laquelle les vitraux de Manessier (1989) illuminent l’espace de leurs couleurs toujours changeantes. Il est donc intéressant de trouver des vitraux qui s’inscrivent dans une telle tradition mais dans une église luthérienne danoise où traditionnellement le verre des fenêtres est laissé vierge. Ici la tension entre les murs complètement blancs et dénudés et la lumière colorée des vitraux est une réussite et elle ne doit pas manquer d’avoir parfois une influence sur le sermon et les mots choisis par le prêtre. Par exemple, le prêtre de la paroisse de Gamtofte, pour laquelle Peter Brandes a réalisé trois vitraux, avoue que ces nouvelles représentations colorées et lumineuses ont un impact sur sa façon de prêcher et de conduire la liturgie : « J’ai été prêtre ici pendant trente ans et ne suis jamais devenu fatigué de cet intérieur, mais après que Peter Brandes y soit passé, l’ensemble a acquis une nouvelle extra dimension […]. Pour moi, l’œuvre est une expression moderne de la présence du Christ »4. Il ajoute : « L’art se propage et donne à l’ensemble une élévation. Il n’est pas rare que je me laisse inspirer par une interprétation de l’œuvre quand j’écris mon sermon ou que j’improvise sur l’œuvre quand je suis sur la chaire et que je laisse tomber mon regard sur l’un des panneaux »5. De plus, avec ces nouveaux vitraux, l’église semble aussi acquérir plus facilement de nouvelles fonctions en dehors des temps liturgiques traditionnels car l’église reste ouverte dans la semaine et les visiteurs viennent facilement, que ce soit pour découvrir les œuvres de Peter Brandes ou pour se recueillir, allumer une bougie, prier ou méditer dans la lumière colorée de l’espace sacré.
Pour finir, je souhaite montrer deux photographies de l’église de Vejleå de nuit, éclairée de l’intérieur ; les vitraux deviennent alors visibles pour celui qui marche près de là, ou celui qui conduit sur la route toute proche, animant un édifice qui est sinon plutôt strict et froid vu de l’extérieur.
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Autres commandes religieuses réalisées par Peter Brandes :
•Vitraux pour l’église de Pindstrup, Danemark, 1997
•Décoration de l’autel pour l’église de Sejling, Danemark, 1998
•Vitraux pour l’église de Gamtofte, Danemark, 2004
•Vitraux pour l’église de Orange County Rescue Mission’s Village of Hope, Californie, USA, 2006
•En cours : commande pour la cathédrale de Roskilde, Danemark
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Sources
-Feuillet disponible dans l’église sur les vitraux et les créations de Peter Brandes
-Site internet des églises d’Ishøj : http://www.ishoejkirker.dk/vejleaakirker/historie/
Résumé de l’histoire de la construction de l’église de Vejleå et présentation des réalisations de Peter Brandes [en danois], illustrations de bonne qualité (cliquer sur "Billedgalleri")
-Anne-Mette Gravgaard, Tro- Rum- Billede, Århus, 2002, p. 100
-Mikael WIVEL, « Peter Brandes- Vejleå kirke » in Kunsten i kirke. Danske kirkeudsmykninger fra de sidste hundrede år, Danemark, Thaning & Appel, 2005, p. 171-177
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Notes
1. Chiffres cités par Anne-Mette Gravgaard, Tro- Rum- Billede, Århus, 2002, p. 100
2. Le plan est repris sur celui du feuillet informatif disponible dans l’église de Vejleå
3. Mikael Wivel, « Peter Brandes- Vejleå kirke » in Kunsten i kirke. Danske kirkeudsmykninger fra de sidste hundrede år, Danemark, Thaning & Appel, 2005, p. 172
4. Keld Schelander, prêtre de la paroisse de Gamtofte, au Danemark, propos rapporté par Dorte Washuus dans « Brandes har gjort min prædiken bedre », article dans Kristeligt Dagblad, 9 mai 2008 ; en danois ; ma traduction
5. Ibid.