L’église « culturelle » de Geilo
L’église culturelle de Geilo (Geilo kulturkyrkje en Nynorsk) dans la paroisse d’Hol a été consacrée le dimanche 28 novembre 2010 lors d’un service religieux en présence de l’évêque du diocèse de Tunsberg, Laila Riksaasen Dahl. Une foule nombreuse était présente pour cet évènement qui a marqué l’aboutissement de plusieurs décennies de réflexion et de travail pour mener à bien ce projet. La volonté de construire une nouvelle église remonte à 1987 et les premières esquisses datent de 1991 ; ce fut donc une entreprise colossale, qui a coûté pas moins de 62 millions de couronnes norvégiennes (7,9 millions €), dont près de la moitié provient de donateurs privés.
Le bâtiment, situé au bord du fjord, possède une forme tout à fait particulière qui n’est pas sans rappeler celle d’un bateau ; de l’extérieur c’est certainement le dessin du toit qui est le plus spectaculaire (voir l’esquisse). Le choix du bois, allié au béton et au verre, permet une intégration harmonieuse au paysage alentour, l’église se détachant sur le relief montagneux au loin et se reflétant dans les eaux du fjord. L’ensemble a été conçu par l’architecte Jorun Westad Brusletto dans le but de remplir plusieurs fonctions : on y trouve notamment les bureaux de la paroisse, des espaces de rencontre (pour les jeunes ou pour d’autres groupes) et un café, un vaste espace dédié à la culture (expositions d’art, concerts, etc.), et bien entendu une église à proprement parler, c’est-à-dire un espace spécifiquement dédié au culte qui est signalé de l’extérieur par la majestueuse et imposante tour en colimaçon. Cette tour est un repère dans la paysage alentour, un signal, (« landemerke », « signalbygg »), remplissant ainsi l’une des fonctions centrales attribuées aux clochers dans le paysage : signaler la présence de l’église et autour d’elle d’un village / ville, d’une communauté. Mais l’église n’a pas vocation à être un repère uniquement géographique ; elle entend également être un repère symbolique, à la fois social et culturel, dans la vie de la communauté…
Photographies de l’église culturelle de Geilo : série 1 – série 2
La nécessité de construire une nouvelle église dans cette paroisse et la manière dont elle a été conçue sont le reflet d’un changement du rôle de l’Eglise dans la société norvégienne contemporaine. L’Eglise d’Etat norvégienne (Den norske kirke) entend en effet s’ouvrir à la vie séculaire et mène depuis quelques années une réflexion ayant pour but de définir de nouveau sa place et ses fonctions dans une société que les pratiques religieuses traditionnelles n’attirent guère. C’est dans cette perspective que l’édifice ne doit pas « simplement » abriter un lieu de culte, et doit aussi être un véritable « centre culturel », l’église culturelle de Geilo étant comprise comme un « pont » entre ces deux dimensions de la vie publique et privée. Ainsi, on lit dans la description de la vision qui a animé la création de ce lieu que l’endroit doit être, bien entendu, « un pont entre Dieu et les hommes » – ce qui est la fonction traditionnelles des églises – mais aussi : « un pont entre les gens et la culture ; un pont entre les générations ; un pont entre la vie de tous les jours et le temps sacré ; un pont entre le recueillement et l’activité ; un pont entre le bonheur et la tristesse, la vie et la mort ; un pont entre les habitants et les voyageurs. » L’église se définit donc en tant qu’espace intermédiaire, un espace dynamique où se nouent des rencontres et des échanges, souhaitant offrir quelque chose de pertinent et de significatif à tous, indépendamment des choix individuels en matière de religion et de croyance.
L’église culturelle de Geilo (Geilo Kulturkyrkje) vue depuis le fjord – photo : Rolf M. Aagaard © Kjell Nupen
« Le voyage infini » – la décoration par Kjell Nupen
L’un des points forts de l’église culturelle de Geilo est sans conteste la décoration de l’église réalisée par Kjell Nupen (Norvégien, né en 1955) ; une décoration conçue en même temps que l’ensemble de l’édifice, ce qui a pour conséquence l’intégration parfaite de l’art au sein de l’espace liturgique. Le lieu de culte occupe l’une des extrémités du bâtiment et il est signalé depuis l’extérieur par la tour qui le surmonte. Celle-ci a une forme très dynamique puisqu’elle décrit le début d’un « mouvement » en spirale. Sur l’un de ses côté une croix à la fois immense et discrète apparaît, signalant ainsi l’identité du bâtiment. Quant à la façade qui donne sur le fjord, elle est percée d’un grand vitrail ouvrant l’église sur la nature environnante. La vue est splendide de nuit lorsque les lumières sont allumées dans l’église, les couleurs chaudes du vitrail colorant alors la façade de bois (voir photo ci-dessus).
A l’intérieur, deux immenses vitraux de 13 mètres, réalisés par Kjell Nupen, accueillent les visiteurs et les paroissiens (photo). Ils s’élèvent derrière l’autel, simplement séparés par un étroit pan de mur. Leur composition est principalement abstraite, bien que de près on semble pouvoir distinguer l’esquisse de quelques formes reconnaissables. Mais ce sont les couleurs qui jouent le rôle principal et avec elles (à travers elles), la lumière. Ces couleurs s’éclaircissent progressivement : alors que les nuances de bleu et de violet dominent la partie inférieure, c’est un jaune orangé puissant qui occupe la partie supérieure, telle une mandorle. Lorsque la lumière brille à travers ces vitraux, les couleurs sont projetées sur les murs alentours, mais surtout, elles sont reflétées par les éléments du mobilier liturgique qu’a également conçus Nupen. Les jeux de couleurs sont fascinants sur la surface polie de l’imposant autel de granit et sur celle du baptistère. L’artiste a tout particulièrement étudié ce point dans son travail de conception : « Ici, explique-t-il, tu peins vraiment avec de la lumière. La lumière se modifie constamment, et j’ai été particulièrement attentif aux conditions d’éclairage pendant le service dominical, et à la manière dont la lumière se reflète dans le baptistère » (propos rapportés par Kristoffer Nordvik). Accompagnant ce vitrail abstrait, l’artiste a créé un crucifix en bronze de deux mètres de haut, placé en hauteur sur le mur, à droite des vitraux, comme un lien entre l’espace de l’autel et celui où se trouve les fonts baptismaux.
L’artiste a nommé cette décoration « Le voyage infini » ou « L’infini voyage » (Den uendelige reise), une formule que l’on trouvait déjà en 1984 en guise de titre pour l’une de ses expositions et un ouvrage reproduisant ses œuvres. Ceci montre que la dénomination de l’œuvre dans le cadre de l’église de Geilo n’est pas spécifique, elle est simplement un thème, une atmosphère, et n’entend pas définir une interprétation « a priori », précise et close de l’œuvre ; au contraire, Nupen ne cesse jamais d’insister que chacun doit s’approprier l’espace ainsi créé à sa manière, son œuvre doit s’ouvrir à tous, dans toutes les occasions.
Comme le rappelle Ove Morten Berge, membre du conseil ecclésial pour l’architecture, à propos de trois projets pour de nouvelles églises en Norvège (à Ålgård, Geilo et Alta) : « une église doit avoir une décoration qui montre qu’il s’agit d’une église chrétienne, et elle doit avoir une sorte de clocher. A l’intérieur, il doit y avoir un autel et des fonts baptismaux. En dehors de cela, je me concentre sur le fait que l’église doit combler les besoins de la congrégation … » Dans le cas de l’église culturelle de Geilo les vitraux réalisés par Kjell Nupen ne forment pas à eux seuls une décoration chrétienne en soi. C’est leur association avec le crucifix, ainsi qu’avec l’autel et le baptistère, puis l’acte de consécration, qui crée un ensemble qui est lui spécifiquement chrétien et permet de donner une interprétation ou de faire une expérience chrétienne des vitraux abstraits. Pour ma part, le fait que l’artiste ait créé un crucifix en même temps que les vitraux, évoque l’« équilibre des forces » cher à Matisse dans la chapelle de Vence entre d’un côté les murs percés de vitraux aux motifs floraux et de l’autre les murs pleins en céramique sur lesquels des motifs chrétiens sont peints. Alors que les vitraux créent un espace décoratif et spirituel infini, les « céramiques sont l’essentiel spirituel et expliquent la signification du monument. Aussi deviennent-elles […] le point important qui doit préciser le recueillement que nous devons éprouver… » Le crucifix à Geilo comme le chemin de croix, saint Dominique et la Vierge à Vence, orientent la méditation et le silence vers l’identité chrétienne de ces édifices.
Kjell Nupen : « le peintre de lumière »
Kjell Nupen est un artiste norvégien actif depuis les années 1970, dont le médium principal est la peinture. Ses tableaux sont « contemplatifs », toujours calmes comme s’ils étaient chacun une méditation par le biais de la peinture. L’atmosphère de cette contemplation est souvent proche d’une certaine mélancolie, celle de l’« heure bleue », ce moment de la journée à l’aube et au crépuscule où le temps semble être suspendu dans un entre-deux paisible et donc propice à la méditation. Le bleu (un bleu très profond, assez sombre et silencieux) a d’ailleurs lui-même une place primordiale dans la création de Nupen. Si ses œuvres ne sont pas complètement abstraites, il faut préciser qu’elles ne sont pourtant jamais narratives ; c’est-à-dire que Nupen ne représente pas des « histoires » définies, des récits, et lorsque quelques éléments reconnaissables apparaissent, ce n’est que ponctuellement et sans cadre discursif. L’artiste affectionne particulièrement un petit groupe de motifs ayant un lien avec la nature : le bateau – hymne au voyage et à l’évasion – ainsi que les arbres et les oiseaux.
Une sélection d’œuvres de Kjell Nupen sur le site de l’artiste – cliquer sur "Virtual Gallery"
La décoration de l’église culturelle de Geilo n’est pas sa première commission religieuse. L’artiste norvégien s’est en effet déjà illustré à plusieurs reprises avec ses vitraux en milieu sacré, qui lui valurent le titre de « peintre de lumière » (cf. K. Nordvik). Le premier exemple est l’église de Søm à Kristiansand (la ville natale de l’artiste où son atelier est aujourd’hui situé), pour laquelle Nupen a réalisé entre 2002 et 2004 des vitraux, ainsi que les fonts baptismaux, l’autel et le crucifix, créant un ensemble dont la ressemblance avec celui de Geilo est frappante. A Søm, les vitraux étaient déjà monumentaux, notamment celui qui sépare l’église en deux, partant du milieu du mur d’autel, s’élevant jusqu’au plafond, continuant au plafond sur toute la longueur de l’église pour ensuite descendre sur le mur opposé à l’autel, le vitrail terminant sa course au-dessus de la porte d’entrée à l’église où l’on peut distinguer l’esquisse d’un bateau en traits blancs sur le verre bleu-violet. Le mouvement, ou évolution, des couleurs dans cette longue frise (au pied du mur d’autel : couleurs foncées qui s’éclaircissent à mesure que l’on lève les yeux vers le ciel) peut-être interprétée symboliquement, et ce, notamment à partir du titre donné à cette œuvre : « De l’obscurité à la lumière ».
Voir des photographies de l’église de Søm : intérieur – série de photos des vitraux et du crucifix par Eyvind Skeie
Ci-dessous : Kjell Nupen, vue de l’intérieur de l’église de Søm, Kristiansand, Norvège
On aperçoit une partie du vitrail qui s’élève au-dessus de la porte d’entrée.
Photographie : Bjørn Fredheim © Kjell Nupen
Après Søm, il y eut l’emblématique chapelle d’Ansgar à Kristiansand, achevée en 2008. La chapelle est celle de l’école biblique « Ansgarskolen » appartenant à « la Fédération de la Mission norvégienne » (Det Norske Misjonsforbund). Lorsque l’un des pasteurs est venu trouver Nupen en 2007 pour le faire participer au projet de la chapelle en tant que décorateur, l’artiste refusa d’abord pour ensuite revenir vers les commanditaires avec une maquette totale de la chapelle et il se vit alors confié la réalisation de l’édifice dans son ensemble. Il s’agit d’un cube de béton aux dimensions symboliques, celles du sanctuaire du Temple de Salomon : 9 x 9 x 9 mètres (9 mètres équivalant à 20 coudées), la chapelle se trouvant ainsi placée dans la lignée de ce sanctuaire décrit dans l’Ancien Testament (1er Livre des Rois, 6, 20). Sans surprise, on retrouve dans les vitraux les mêmes nuances colorées et quelques éléments figuratifs : un bateau, des échelles. Cependant, si Nupen aussi choisi pour cette chapelle des vitraux qui séparent le plafond en deux, formant comme un toit en pente inversé, il a également placé un vitrail à chaque coin de cet édifice de base carré, une solution très intéressante puisque les coins sont censés être des endroits stables et solides par excellence. Ici ils sont en verre, ce qui crée un espace dynamique et paradoxal, à la fois ouvert et clos, plein et transparent, fragile et solide, obscur et lumineux… Pour l’évêque du diocèse d’Agder, Olav Skjevesland, l’ensemble est chargé d’un sens théologique profond, les dimensions de la chapelle symbolisant l’Ancien Testament, et la lumière qui passe à travers les vitraux représentant le Christ et le Nouveau Testament (article dans Vårt Land, 8 déc. 2008). On remarquera que dans cette chapelle, l’autel n’est pas encadré par un immense vitrail, mais simplement par une petite fenêtre de forme carrée, au verre de couleur jaune. Nous revenons donc à la couleur, actrice jouant le rôle principal dans ce contexte ; et d’ailleurs, pour le recteur, Harald Nygaard, comme pour la plupart des gens, ce sont les couleurs et la lumière qui créent l’essentiel de l’effet, non pas tant sur un plan symbolique et théologique à proprement parler, mais parce qu’elles créent une atmosphère paisible et méditative, hautement propice au recueillement dans le silence.
Ci-dessous : vue de la chapelle d’Asgar, à Kristiansand, Norvège – entièrement conçue par Kjell Nupen
Photo : Lars Flydal & Bjørn Fredheim © Kjell Nupen
Ci-dessus : Kjell Nupen, vue de l’intérieur de la chapelle d’Ansgar (Ansgar kapellet), Kristiansand, Norvège, achevée en 2008 –
On aperçoit à gauche deux des vitraux "en coin", le crucifix accroché sur le mur derrière l’autel, et la "verrière" de verre coloré dont le reflet crée un triangle qui encadre le crucifix… A droite : détail du vitrail à droite de la porte d’entrée.
Photographies : Lars Flydal & Bjørn Fredheim © Kjell Nupen
C’est exactement ce que Kjell Nupen souhaite créer à chaque fois que lui est donnée l’opportunité de créer une œuvre en milieu sacré pour laquelle, à la différence du tableau de chevalet ou de la lithographie, il peut créer un espace complet dans lequel le visiteur ou le paroissien se trouve littéralement immergé, principalement grâce à l’effet de la lumière, qui projette les couleurs dans l’espace liturgique, hors de la surface de verre. Comme en témoigne An-Magritt Granli, pasteure dans la paroisse de Geilo, l’art et l’architecture travaillent ensemble pour créer une atmosphère particulière : « [cet espace] nous élève vers une autre dimension quand nous y pénétrons » (propos rapportés par K. Nordvik). Pour atteindre cet effet, Nupen ne part pas d’un récit biblique en particulier, il ne va pas puiser dans le vaste répertoire de motifs chrétiens, et il ne s’appuie pas sur une foi spécifiquement chrétienne ; pour créer cette atmosphère, il cultive « l’humilité, un profond respect et l’émerveillement » nous confie-t-il, et surtout précise-t-il, il poursuit sa « recherche du silence. »
Caroline Levisse
Mars 2011
Sources :
Entretien par email avec Kjell Nupen, 10 mars 2011.
NORDVIK, Kristoffer, « Lysmaleren », article dans A-Magasinet (19 novembre 2010), consacré à l’église de Geilo et aux œuvres de Nupen.
La citation d’Ove Morten Berge provient d’un article sur trois projets d’architecture religieuse, disponible sur le site de l’Eglise de Norvège : http://www.kirken.no/index.cfm?event=doLink&famId=124599
La citation de Matisse est extraite de « La chapelle de Vence, aboutissement d’une vie », texte de Matisse publié dans France-Illustration, Noël 1951 et reproduit dans : Henri Matisse, Ecrits et propos sur l’art, textes recueillis et présentés par D. Fourcade, Paris, Hermann, (1972) 2009, p. 260
WARMING, Dagmar. 2007. Kjell Nupen. Den blå time, catalogue d’exposition : Denmark, Lemvig: Museet for religiøs kunst, sept/nov 2007; Denmark, Copenhagen: Kastrupgårdsamlingen (nov/dec 2007; Norway, Haugar: Vestfold Kunstmuseum, Tønsberg; Denmark: Galleri NB, 2007
Site internet de la paroisse d’Hol : www.hol.kirken.no
Site internet de Kjell Nupen (en anglais et norvégien) : www.kjellnupen.no