Ne serait-ce que pour le plaisir de pénétrer dans l’irréelle salle en coude de la Bibliothèque Mazarine (et, ajouterions-nous à des fins de pure réclame, gratuitement !), comme pour celui de frayer un moment avec des bustes familiers, des rayonnages somptueux, l’Académie toute proche, il faut se rendre dès que possible Quai Conti pour admirer jusqu’au 6 juillet prochain la quarantaine d’exemplaires remarquables présentés sous vitre dans la salle de lecture elle-même.
Saluant l’initative de Martine Delaveau, chef du service Conservation au Département Sciences et Techniques de la BnF, et de Yann Sordet, directeur de la Bibliothèque Mazarine, nous ne reprendrons pas ici le propos scientifique exposé sur le site même de la Bibliothèque Mazarine et sur le blog de l’historien du livre réputé qu’est Frédéric Barbier, qui à la date du 4 avril a admiré dès son vernissage cette exposition hors du temps (http://histoire-du-livre.blogspot.fr/).
Qu’il suffise de rappeler l’incroyable fortune d’un texte dont l’auteur s’est confondu avec la légende (plus de quarante noms ont été avancés), bien que tout porte à croire désormais qu’il s’agit bien de Thomas a Kempis, Flamand, Frère de la Vie Commune au XVème siècle. Plus de 2000 éditions de ce texte ont été diffusées à travers le monde entre 1470 et le début du 19ème siècle, et son succès tout au long du 19ème siècle fut immense.
Que savons-nous de Thomas a Kempis ? Fort peu de choses, que résume notamment cette préface de Denise Grégoire (Paris: La Nouvelle Edition, 1944) : ce chanoine régulier du Mont Sainte-Agnès copia, d’une main émue, maint et maint livre à la gloire de Dieu. Il nous laissa aussi le fruit de ses méditations, d’une piété ardente et douce. Autour de lui, passent les grandes ombres de Ruysbroeck, de Gérard Groot, de Florent Radewinjns, son bon maître. Le mysticisme rhénan réagissait alors contre la subtilité, la dégénérescence de la scolastique des Duns Scott et des Occam. L’esprit de pauvreté et de résignation blâmait par son humilité l’orgueil des vaines disputes. Dans la paix de Zwolle ou de Daventer, les Frères de la Vie Commune pratiquent ce renoncement intérieur qui est l’âme même du Livre.
Aujourd’hui, à l’ombre d’une Bibliothèque dont l’aménagement est propice à ce genre de recueillement, nous pouvons lire quelques phrases de l’Imitation et redécouvrir un texte qui, s’il fut en effet un succès éditorial, le devait à ses qualités spirituelles. Après avoir convaincu le lecteur de rentrer en lui-même dans la première partie du livre "Avis utiles pour entrer dans la vie intérieure" (traduction de Lamennais), le Livre II présente une "Instruction pour avancer dans la vie intérieure", et le Livre III déploie "De la vie intérieure". Non sans rappeler ce qui fera le succès retentissant de l’Introduction à la vie dévote de François de Sales deux siècles plus tard (1609), ce manuel répond à un ardent besoin des fidèles de s’approprier une pratique personnelle. Il adopte un ton familier, propose une règle de vie de type monastique et associe étroitement son propos à une méditation personnelle de l’Ecriture. Pour conduire à la source et au sommet de la vie chrétienne : le sacrement de l’Eucharistie, sujet du quatrième et dernier livre.
Entrer dans ce texte, c’est ressentir aussitôt l’emprise douce et bienveillante d’un Maître, au sens où le christianisme a toujours su en former: père, directeur, confesseur, accompagnateur, mais aussi et surtout frère, ne s’élevant jamais au-dessus de son lecteur, avouant sa fragilité, persuadant le fidèle de poursuivre courageusement son acte de foi.
Oserais-je une confidence ? Vers quinze ans, la première fois que je me suis risqué dans ce texte, je n’en ai retenu que la "clameur douloureuse", que Huysmans rapprochait du pessimisme de Schopenhauer : "c’est vraiment une misère que de vivre sur la terre !" (A Rebours, p.179 éd. Folio). Sûr que ce ton de blâme était risible, je n’avais pas plutôt franchi les deux premiers chapitres de l’Imitation qu’une sorte de répugnance m’en avait même fait adandonner la lecture. J’étais tombé sur ceci : "Modérez le désir trop vif de savoir; on ne trouve là qu’une grande dissipation et une grande illusion" (I,2). L’adolescence refuse net ce genre d’avertissement, surtout lorsqu’elle s’étourdit de trop savoir. Ne lisant pas plus loin, je m’arrêtai à ma première indignation, trop heureux de m’appuyer sur le propos acerbe de Huysmans qui y voyait "la théorie de la résignation" et y accusait la facilité conceptuelle que représentait "la panacée future" d’un Royaume inatteignable.
Aujourd’hui, que nous dit vraiment l’Imitation qu’aucun texte contemporain ne saurait exprimer ? Il serait confortable de penser que la dévotion personnelle proposée par un moine du bas Moyen-âge prônerait seulement la crainte, l’acceptation, l’ignorance et l’obéissance passive… Pour prendre l’exemple cité plus haut du recours à l’Autre Monde comme argument de conversion, l’auteur de l’Imitation se rabat moins sur la promesse permanente d’un "au-delà" qu’il n’exalte au contraire l’éternité présente. Jamais celle-ci ne semble inatteignable pourvu que l’homme entre en dialogue avec son Dieu, comme le livre III (chapitre 10) le propose.
Le Fidèle. Je vous parlerai encore, Seigneur, et je ne me tairai point. (…) Elles sont vraiment ineffables, les délices dont vous inondez ceux qui vous aiment, quand leur âme vous contemple.
Jésus-Christ. Mon fils, il faut que vous appreniez beaucoup de choses que vous ne savez pas encore assez. (III, 10-11)
Le texte évoque les "choses invisibles", "ce qui ne passe pas" et Dieu en qui se trouve "tout ce que je désire". En cela il opère une distinction classique entre le monde et la vie intérieure, proposant une réponse concrète, progressive, à qui voudrait assurer son salut.
La place du savoir n’est donc pas non plus dans les ténèbres extérieures. Si nous poursuivons la lecture, le propos exact est d’ordonner le désir de connaissance à Dieu, et donc de commencer par se connaître soi-même, par se réformer si besoin est, pour donner sa juste place à une connaissance dont la fin ultime est Dieu et non l’individu. Rien là que de philosophiquement soutenable, en vue de bâtir l’homme dans sa filiation divine. Ce n’est pas qu’il faille blâmer la science, ni la simple connaissance d’aucune chose ; car elle est bonne en soi et dans l’ordre de Dieu ; seulement on doit préférer toujours une conscience pure et une vie sainte. (I, 3)
Disposé en versets, comme au goutte-à-goutte, à la manière d’aphorismes dispensant leurs bienfaits dans une conscience éveillée par cette mise en page à recevoir des lumières nouvelles, le texte agit avec la puissance d’un poème. Il emprunte aux poignards d’Epictète et de Marc-Aurèle ce ton direct, de conseil, d’impératifs tendres, de proverbiale sagesse, qui finit par échauffer l’âme et la faire entrer dans son propre jugement. C’est en résistant aux passions, et non en leur cédant, qu’on trouve la véritable paix du cœur. (I,6, Des affections déréglées). La force du propos de l’Imitation n’est pas tant de déclarer la guerre au mal qui est en nous, que de se déclarer une bonne fois pour toute en faveur de Celui qui nous attend. L’aventure spirituelle, dont Rimbaud pouvait dire qu’elle était plus rude que la bataille d’homme, et qui consiste à se munir du pain des Ecritures et de tâcher substantiellement d’en vivre, de modifier notre rapport au réel crispé autour des problématiques d’appropriation et de force, de se changer soi-même en se jetant pour ainsi dire dans les bras de Dieu.
Le Christ prêchant (La Pièce aux cent florins) Rembrandt
Cette aventure est présente à chaque page.
L’énergie, la densité de ces paroles, appartiennent au registre des psaumes et des évangiles au point qu’on a pu dire que leur véritable auteur était le Christ lui-même. Affleurant dans les citations bibliques, l’idéal de la catena aurea agit comme un modèle : la "chaîne d’or" proposait en effet aux fidèles du Moyen-âge des versions bibliques entrelardées de citations des Pères de l’Eglise. Mais ici, mieux qu’un tissu de thèmes parents, la résonance des citations avec le propos général est si harmonieuse qu’elle a pu décider un Corneille à les porter en vers.
Fuis l’embarras du monde autant qu’il t’est possible ;
Ces entretiens du siècle ont trop d’inanité,
Et la paix y rencontre un obstacle invincible
Lors même qu’on s’y mêle avec simplicité.
Soudain l’âme est souillée, et le cœur fait esclave
Des vains amusements qu’ils savent nous donner ;
Leur force est merveilleuse, et pour un qui les brave
Mille à leurs faux appas se laissent enchaîner.
Leur amorce flatteuse a l’art de nous surprendre,
Le poison qu’elle glisse est aussitôt coulé ;
Et je voudrais souvent n’avoir pu rien entendre,
Ou n’avoir vu personne, ou n’avoir point parlé. (…)
Enfin, règle ta vie ; et vois, si tu te changes,
Que de paix en toi-même, et que de joie aux anges !
Ah ! si tu le voyais, tu serais plus constant
A courir sans relâche au bonheur qui t’attend ;
Tu prendrais plus de soins de nourrir en ton âme
La sainte et vive ardeur d’une céleste flamme,
Et, tâchant de l’accroître à toute heure, en tout lieu,
Chaque instant de tes jours serait un pas vers Dieu.
Christophe Langlois
Œuvres complètes de Corneille, Paris : Didot, 1858, tome II. Permalien sur cette page dans Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k61426875/f326)
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Dossier de presse
Un succès de librairie européen : l’Imitatio Christi, 1470-1850
Composée en Flandres au 15e siècle, l’Imitation de Jésus-Christ est l’œuvre phare de la Dévotion moderne, courant de pensée qui eut une influence considérable dans le renouveau spirituel et intellectuel de l’Europe à la fin du Moyen Âge.
Elle a connu un succès massif, attesté par plus de 800 manuscrits conservés et plus de 2 000 éditions imprimées entre 1470 et le début du 19e s. C’est alors le livre le plus édité et le plus lu après la Bible.
Diffusée dans toutes les langues européennes, puis en langues orientales, elle a rencontré plusieurs courants spirituels (la Réforme, la Contre-Réforme, le jansénisme). Elle fut traduite par des poètes (Pierre Corneille), des hommes d’état (Michel de Marillac), des théologiens (Isaac Lemaistre de Sacy).
Si l’Imitation de Jésus-Christ est aujourd’hui attribuée à Thomas a Kempis (1380?-1471), elle a été assignée depuis près de six siècles à près de 40 auteurs différents, dont le chancelier de l’Université de Paris Jean Gerson (15e s.) et un hypothétique bénédictin, Giovanni Gersen (13e s.). La question a suscité de vives controverses au 17e s., à une époque où l’attribution des textes devenait un enjeu de la République des lettres. Gabriel Naudé (1600-1653), bibliothécaire du cardinal Mazarin, joua alors un rôle décisif par ses recherches et ses interventions dans ce débat, en défendant de manière scientifique la candidature de Kempis.
L’exposition, organisée autour de manuscrits et de livres rares, montre la variété des formes que prit l’Imitatio du Moyen Âge à l’époque romantique. Les premières impressions sont présentées – de la princeps latine (vers 1470) aux premières éditions allemande (1486), française et italienne (1488) ou anglaise (1502-1504) – ainsi que les éditions qui ont fait date dans l’histoire de sa mise en page, celles qui firent polémique, ou celles qui donnèrent lieu à de monumentales réalisations typographiques (le premier livre produit par l’Imprimerie royale en 1640, les chefs-d’œuvres lithographiques réalisés par le prince de l’édition romantique Léon Curmer).
Une importance particulière est accordée à l’illustration, en particulier aux grands cycles gravés qui accompagnèrent l’Imitatio aux 17e et 18e siècles, marqués par les peintres Jacques Stella, Philippe de Champaigne ou Lubin Baugin.
4 avril – 6 juillet 2012
entrée libre
du lundi au vendredi,
de 10h à 18h.
Catalogue de l’exposition : Un succès de librairie européen, l’Imitatio Christi 1470-1850.- Bibliothèque Mazarine, Editions des Cendres, 2012. En vente sur place et en librairie.
Bibliographie de référence : Edition et diffusion de l’Imitation de Jésus-Christ (1470-1800), sous la direction de Martine Delaveau et Yann Sordet, Paris, BnF ; Bibliothèque Mazarine ; Bibliothèque Sainte-Geneviève, 2011, 514 p. 190€.