Les fêtes de fin d’année sont malheureusement l’occasion de passer en revue de tristes nouvelles que l’actualité ne manque pas de faire résonner; heureusement, elles sont aussi celle de réécouter les paroles pleines de vigueur des poètes.
Comme en écho, le 26 décembre dernier, l’Eglise célébrait ainsi que le veut la coutume la figure d’Etienne en proposant la lecture du livre sixième des Actes des apôtres (voir ici la traduction de l’AELF). Si chacun s’interroge devant les atrocités commises au moment même où le recueillement le plus intime nous saisit, c’est à ce texte magnifique de T. S. Eliot, "Meurtre dans la Cathédrale", qu’il faut peut-être revenir.
L’histoire a retenu que l’Archevêque de Cantorbéry, Thomas Becket (1117/18-1170) résistant à Henri II Plantagenêt, s’il ne fut peut-être pas visité par quatre Tentateurs comme le chante T. S. Eliot, succomba le 29 décembre au pied de l’autel de Notre-Dame sous les coups de quatre chevaliers bien réels.
A la question que nous nous posons tous en écoutant le récit de la mort d’Etienne, devant cette juxtaposition du plus tendre des moments – la naissance du Christ célébrée le 25 décembre – et du plus terrible des sacrifices dont la longue liste début dès le 26 avec Etienne, à cette question qui pourrait en conduire plus d’un à ne plus contempler la douceur au prétexte que la violence s’en rend si constamment maîtresse, l’Archevêque bientôt martyr, ce matin de 1170, répond. L’interlude de la pièce de T. S. Eliot, avant le meurtre, nous prend à la gorge.
En sa personne, Thomas Becket résume cette contradiction proprement chrétienne.
Son sermon (dont nous donnons un large morceau ci-dessous) coupe en deux la pièce. Celle-ci, publiée à Londres en 1935, fut traduite par Henri Fluchère qui la préfaça en 1939 par ces mots poignants : "la force brutale écrase et tue, mais non l’esprit, qui finalement s’exalte et triomphe. Le drame est présent, il est autour de nous, il est en nous. Sept ans déjà depuis le poème a paru, sept ans déjà et l’été s’est enfui…" (in collection Pierres Vives, Le Seuil, 1946).
Jean Vilar la monta pour le Théâtre National de Chaillot le 10 décembre 1952 et incarna l’Archevêque. D’après les témoignages, lorsqu’il cessa de parler, plusieurs personnes parmi les spectateurs se signèrent. Incroyable franchissement des limites qui séparent le théâtre de l’église, mais qui ne doit pas nous étonner : s’il est bien un acteur qui poussa loin l’art d’incarner un personnage, ce fut Jean Vilar, et une telle aventure de la voix et du corps se fait au risque de l’Esprit.
["Meurtre dans la Cathédrale" est empruntable à la Bibliothèque de Fels de l’Institut catholique de Paris (réouverture le 2 janvier), sous la cote 14065/31 (voir le catalogue): il s’agit de l’édition du TNP de 1957, illustrée de quelques photographies de la mise en scène de Jean Vilar.]
Thomas Becket (Jean Vilar); Premier Tentateur (Jean Negroni), photo d’Agnès Varda.
Sermon de Thomas Becket dans "Meurtre dans la Cathédrale"
L’Archevêque prêche dans la cathédrale, le matin de Noël 1170.
« Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté » Quatorzième verset du second chapitre de l’Evangile selon saint Luc. Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il !
Mes chers enfants de Dieu, mon sermon ce matin sera très bref.
Je voudrais seulement que vous réfléchissiez et méditiez sur le sens profond et le mystère de nos messes de Noël. Car chaque fois que nous disons la messe, nous refigurons la Passion et la mort de Notre Seigneur; et en ce jour de Noël nous la disons pour célébrer Sa naissance.
Ainsi, au même moment nous nous réjouissons de Sa venue pour la rédemption des hommes et nous offrons à nouveau à Dieu Son corps et Son sang en sacrifice, oblation et expiation pour les péchés du monde entier. Ce fut au cours de cette même nuit qui vient de finir, qu’une multitude d’anges célestes apparut aux bergers de Bethléem, disant : "Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté".
Et c’est en ce seul jour, le seul de toute l’année, que nous célébrons à la fois la Naissance de Notre Seigneur, Sa Passion et Sa Mort sur la Croix.
Mes bien-aimés, aux yeux du monde, c’est là se conduire d’étrange façon : car quel est l’homme au monde qui va se lamenter et se réjouir à la fois pour la même raison ? Car, ou bien la joie succomberait sous la douleur, ou bien la douleur serait bannie par la joie. Ce n’est donc que dans nos mystères chrétiens que nous pouvons nous réjouir et nous lamenter à la fois et pour la même raison. Mais pensez un instant au sens de ce mot: "paix". Vous paraît-il étrange que les anges aient annoncé la paix, alors que le monde a été sans répit frappé par la guerre et la peur de la guerre ? Vous apparaît-il que les voix angéliques se trompaient, et que la promesse a été déception et tricherie ?
Réfléchissez maintenant : comment Notre Seigneur Lui-même a-t-il parlé de la paix ? Il a dit à ses disciples : « Je vous laisse la paix ; je vous donne ma paix » (Jean 14, 27). Entendait-il paix au sens que nous lui donnons ? A savoir que le Royaume d’Angleterre soit en paix avec ses voisins, les Barons en paix avec le roi, que le maître de maison puisse compter ses gains pacifiques, le foyer balayé, son meilleur vin pour son ami servi sur la table et sa femme chantant pour ses enfants ?
Ces hommes qui étaient Ses disciples n’ont point connu de pareilles choses : ils s’en allaient voyageant au loin, souffrir par terre et par mer, connaître la torture, l’emprisonnement, la déception, souffrir la mort par le martyre. Que voulait-il donc dire ? Si vous posez la question, souvenez-vous alors qu’Il disait aussi : « Je ne vous la donne pas comme le monde la donne ».(…)
Considérez aussi une chose à laquelle vous n’avez sans doute jamais pensé. Non seulement à la Fête de Noël nous célébrons à la fois la Naissance de Notre Seigneur et Sa mort, mais le lendemain nous célébrons le martyre de Son premier martyr, le bienheureux Etienne. Est-ce un hasard, croyez-vous, que l’anniversaire du premier martyr suive immédiatement celui de la Naissance du Christ ? En aucune façon ! De même que nous nous réjouissons et nous lamentons à la fois dans la Naissance et dans la Passion de Notre Seigneur, de même, toutes proportions gardées, nous nous réjouissons et nous lamentons dans la mort des martyrs. Nous pleurons, pour les péchés du monde qui les a conduits au martyre ; nous nous réjouissons qu’une âme de plus aille grossir le nombre des Saints au Paradis pour la gloire de Dieu et pour le salut des hommes."
Châsse de Saint Thomas Becket (vers 1180-90, Musée du Louvres). Photo RMN.
"Mes bien-aimés, nous ne considérons pas un martyr simplement comme un homme qui a été tué parce qu’il est bon chrétien: car alors nous nous lamenterions simplement. Nous ne pensons pas à lui seulement comme à un bon chrétien qui a été élevé à la compagnie des Saints: car alors nous nous réjouirions simplement, et ni notre deuil ni notre joie n’est celle que le monde connaît. Un martyre chrétien n’est pas un accident. On ne fait pas les Saints par accident. Encore moins le martyre d’un chrétien peut-il être l’effet de la volonté de l’homme de devenir un martyr, comme un homme, à force de volonté et d’efforts, peut devenir un chef. L’ambition fortifie la volonté d’un homme de devenir le chef des autres hommes. Elle opère avec la tromperie, la cajolerie, la violence ; c’est l’action de l’impureté sur l’impureté. Rien de pareil au Ciel. Un martyr, un saint est toujours fait par le dessein de Dieu, par Son amour pour les hommes, pour les avertir et les guider, pour les ramener à Ses voies. Un martyre n’est jamais le dessein de l’homme, car le vrai martyr est celui qui est devenu l’instrument de Dieu, qui a perdu sa volonté dans la volonté de Dieu, qui ne l’a pas perdue, mais trouvée, puisqu’il a trouvé la liberté dans la soumission à Dieu. Le martyr ne désire plus rien pour lui-même, pas même la gloire de subir le martyre. Ainsi, de même que sur la terre l’Eglise se lamente et se réjouit à la fois, d’une façon que le monde ne peut comprendre, de même, les Saints au Paradis sont exaltés très haut, s’étant rabaissés très bas, se voyant non pas comme nous les voyons, mais dans la lumière de la Divinité d’où ils tirent leur existence."