Voir Dieu – Les Sept œuvres de miséricorde par Le Caravage (1606-1607)

Une fois n’est pas coutume, regardons d’abord le titre de ce tableau, même s’il faut toujours prendre de la distance avec l’appellation des œuvres (cf. les articles du P. Michel Brière sur Narthex) (Fig. 1). Il est couramment appelé Les Sept œuvres de miséricorde. Mais qui sait, en notre temps, ce qu’elles sont et d’où elles viennent ? A la source de ces œuvres de miséricorde, une péricope de l’Evangile selon saint Matthieu est souvent présentée, dans nos Bibles, comme le Jugement dernier (encore un titre, que lui donne la Bible de Jérusalem par exemple). « Quand le fils de l’homme viendra dans sa gloire » à la fin des temps, il séparera les justes des réprouvés (Mt 25, 31-46). Les uns et les autres ne comprennent pas quand nous est-il arrivé de te voir – de ne pas te voir ?
L’Evangile de la Miséricorde
Peut-on voir Dieu et vivre ? Dans l’Ancien Testament c’est impossible, mais le Christ nous « présente Dieu » nous dit saint Jean (Jn 1, 18). En chacun des « plus petits », Il se donne à voir au quotidien, présent réellement. Mais pour ce faire, pour le voir, et donc vivre de la vie éternelle, il faut agir. C’est donc aujourd’hui, et non pas dans un avenir incertain de « Jugement dernier », que nous pouvons « voir » Dieu, en nous approchant de celui qui est nu, de celui qui a faim et soif et qui sans doute nous importune au coin des rues, ou bien reste silencieux dans son isolement, de celui dont on se protège en l’excluant (l’étranger), en l’isolant comme contaminant potentiel (le malade) ou franchement passé de l’autre côté (le prisonnier).
La rencontre avec Dieu ne peut se faire autrement qu’en cette proximité agissante avec les plus pauvres qui sont, avouons-le, si souvent les plus rebutants de nos frères. Voici la rencontre décisive avec Dieu incarné, fait homme, fait misère – et non pouvoir, richesse, succès comme on l’attendrait d’un Dieu souverain. Car le Juge, le Seigneur de Gloire, ressuscité, se présente à nous avec les lumineux stigmates de la Passion.
A ces six actes quotidiens d’aide et de compassion décrits par saint Matthieu, s’adjoint au Moyen Age un septième : celui d’enterrer les morts (ce qui, en de si nombreuses périodes d’épidémies, présentait le plus grand danger). Au XIIe siècle, ces œuvres de miséricorde étaient résumées par une formule mnémotechnique, tirée de l’Enchiridion sive de Fide, Spe et Charitate de saint Augustin (vers 421) : « Je visite, j’abreuve, je nourris, je rachète, je vêts, je panse, j’ensevelis » ( Fig 2).

Le catéchisme du Caravage
Lorsqu’il a peint ce tableau, en 1606, Le Caravage n’était pas un peintre maudit, bien que réfugié à Naples après avoir été condamné à la peine capitale à la suite du meurtre de Ranuccio Tomassoni. Dans cette ville, sous domination espagnole, il ne manqua pas de protecteurs. La commande de ce tableau lui est venue d’une congrégation, fondée en 1601 par douze jeunes nobles napolitains se consacrant aux œuvres de Charité : le Pio Monte della Misericordia. En italien « Pio monte » signifie « crédit de pitié ». En français, cette appellation, traduite par Mont-de-Piété, désigne une institution permettant aux plus pauvres d’obtenir un crédit grâce à un prêt sur gage à un taux très bas, voire nul.
L’église venait d’être construite, en 1602, lorsque Le Caravage reçut cette commande pour laquelle il perçut une somme considérable (470 ducats). Il travaillait sans doute très vite car ce grand tableau (390 x 260 cm), a été réalisé en trois mois et livré le 9 janvier 1607. On peut toujours le voir à Naples, au-dessus du maître-autel de cette église, véritable fenêtre ouverte sur la vision du peintre (Fig. 3). Nantis de ces connaissances, regardons cette boîte ouverte vers nous, qui contient de nombreux personnages, comme en une scène de théâtre (essayez de les compter, j’en ai dénombré seize ! )
Le vérisme des figures du Caravage ne doit pas nous tromper : il était suffisamment lettré, et sans doute bien conseillé. Héritier de la Renaissance, il a puisé dans un réservoir d’images antiques, païennes ou chrétiennes, nous offrant ainsi une leçon digne du Concile de Trente ; et il s’est appuyé sur les leçons de catéchisme du cardinal Bellarmin, qui prône l’exercice de l’Evangile dans la vie de tous les jours : « une once de charité vaut mieux que cent livres de raison » (cité par Jean-Baptiste Lasausse, Explication du catéchisme ou doctrine chrétienne, 1807, p. 369).
La rue
Le Caravage a placé la rencontre entre l’humain et le divin dans une rue, à un carrefour que (bien entendu) les historiens ont identifié avec la Viccolo della piazzetta, où se trouve l’auberge Cerriglio (Fig 1). Mais représenter ensemble les sept œuvres de miséricorde, en une unité de temps et de lieu, n’est pas, comme on peut le lire, une invention du Caravage. Au XVIe siècle et surtout au XVIIe, ce motif, qui glorifie les actes, sera l’un des fleurons de l’art de la Contre-Réforme (la Réforme catholique) que les gravures diffusent. En Italie, Francesco Rosselli (1448-1508) plaçait lui aussi Les œuvres de miséricorde dans une rue, à un carrefour. En bas de l’image, (Fig. 4), nous voyons un prédicateur en chaire expliquer à un auditoire, de tous âges et de toutes conditions, comment « voir le Seigneur ».

La leçon du frère Marc est déployée en s’élevant dans l’image. Depuis le Mont-de-Piété (Mons Pietatis – un amoncellement de richesses) le regard est conduit vers les sept œuvres de miséricorde qui ont lieu dans de petites maisons, surmontées par la ville de Jérusalem, lieu ultime de pèlerinage. Le haut de l’image est occupé par l’Empyrée où le Christ, portant un phylactère, proclame : « Ici les bénis de mon Père (Venite beneditti patris me) » face à la Vierge, Immaculée conception, qui lui répond : « Mon cher fils, je vous recommande mes plus chers enfants (Filii dulcissime come[n] do tibi hos meos carissimos filios) ». Ils sont entourés par les légions angéliques. La leçon offerte par Le Caravage n’est pas si éloignée de celle de cette gravure.
Plus au Nord, Pierre Brueghel l’Ancien place l’allégorie de la Charité (Caritas) au centre d’un carrefour où s’activent les acteurs des œuvres de Miséricorde, ce dessin a été repris en gravure et diffusé par Philippe Galle en 1559 (Museum Boijmans Van Beuningen).
Extérieur, nuit
Le Caravage peint « la nuit divine », où la présence du Christ dans les bras de sa mère, est rendue visible aux hommes et aux femmes « de la rue » par les actes de charité.
Les peintures du Caravage sont le plus souvent des nocturnes. Sur fond de nuit, il « enlève » du bout du pinceau les corps et les visages, façonnés par une lumière qui n’est ni celle, naturelle, d’un coucher de soleil, ni une lumière artificielle. Certains commentateurs voient dans la torche allumée la preuve que cette scène se passe de nuit. Mais quelle nuit ? Posons l’hypothèse qu’au-delà d’une façon de peindre, qui fera école, certes, (le « caravagisme » usant du « clair-obscur »), les nuits du Caravage font écho aux nuits bibliques, où Dieu agit pour son peuple, et où l’âme part à la recherche de Celui qui est caché mais révélé par la nuit (Cantique des cantiques). Le Caravage peint « la nuit divine » (l’expression est de Grégoire de Nysse, Homélies sur le Cantique des cantiques), où la présence du Christ dans les bras de sa mère, est rendue visible aux hommes et aux femmes « de la rue » par les actes de charité. Les justes sont parmi nous, on ne peut les distinguer des pauvres ères qu’ils secourent. Ceux « d’en-haut » et ceux « d’en-bas » sont pétris d’une même chair. Les anges semblent de beaux jeunes gens, à l’anatomie idéale selon les canons antiques. Avec Marie et l’Enfant-Dieu, ils semblent partager la compassion inquiète et l’agitation de ceux qui emplissent la rue. Dans cette nuit, peut-être située à Naples, le Ciel et la terre sont à la fois unis et distants.
Ciel et terre, union et distance
L’ange, qui tend les bras ouverts, opère le lien entre le Ciel et la terre. Sa main droite, aux doigts écartés comme l’empennage des ailes angéliques, semble prendre appui sur la nuit obscure et vide qui peut évoquer la Shekinah, au-dessus du couvercle de l’arche, entre les ailes des chérubins (Ex 25, 22). Cette main ouverte trouve un écho dans celle de l’homme nu, vu de dos, à terre (Fig. 5 a et b). Le Caravage avait peint un même tissage de bras au sein de la mêlée accompagnant La conversion de saint Paul, peinte presque sept ans auparavant (Fig. 5 c).
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Au sein de notre tableau napolitain, l’œil trouve d’autres correspondances. La Vierge regarde la femme qui allaite un vieillard, son expression semble proche de celle de l’homme saint Martin qui vêt l’homme nu à terre (Fig. 6 A et B).

Sylvie Bethmont
enseignante à l’Ecole cathédrale, Collège des Bernardins, Paris
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Pour aller plus loin :
Dans le blog de Martine PETRINI-POLI sur Narthex.fr : « du Cantique des Cantiques à la Nuit obscure de Jean de la Croix »
La bibliographie sur Le Caravage est immense, l’article suivant, en anglais, en donne un bel aperçu récent et complet : Ralf van BUREN, « Caravagio’s Seven Works of Mercy in Naples. The relevance of art history to cultural journalism », Church, Communication and Culture, Vol. 2, 2017, p.63-87.
Pour goûter une certaine intimité avec Le Caravage : Yannick HAENEL, La solitude Caravage, Fayard, 2019.
Cliquez ici pour lire sur Narthex la recension de l’ouvrage de Yannick Haenel, La solitude Caravage.
Didier LETT et Marie-France MOREL, Une histoire de l’allaitement, éd. de la Martinière, 2006.
VALERE MAXIME, Faits et dits mémorables [Factorum dictorumque memorabilium libri IX, éd. R. Combès (trad.), Paris, Les Belles Lettres, 2003, 2 t.
Matthieu VILLEMOT, Regarder l’homme transpercé, quelques grandes pauvretés humaines, Parole et Silence, cahier 119, 2016.