Ce retable, un polyptyque peint et sculpté, a été commandé à Matthias Grünewald et au sculpteur Nicolas de Haguenau en 1512. Il se dressait derrière la table du maître-autel du couvent des Antonins, fondé en 1300 à Issenheim, près de Colmar. Dans cet établissement des malades, atteints du « mal des ardents », étaient recueillis et soignés.
Une voie de lumière (Via lucis)
« Des générations, pèlerins atteints de daltonisme, sont passées devant le retable d’Issenheim avant que Huysmans n’ait rendu compte de cette euphorie éblouissante des lumières qui composent l’arc-en-ciel » (Walter Mehring, 1952.) Méconnu des historiens, et des amateurs d’art, jusqu’au XIXe siècle, cette œuvre a été tirée de l’oubli et célébrée par Joris-Karl Huysmans qui la nomme « le prototype exaspéré de l’art » (Là-bas,1935) – Fig. 1 et 2.
Lors de la première ouverture des volets sont dévoilés quatre scènes, distinctes par leur iconographie mais unies par leur harmonie colorée : l’Annonciation, la Glorification de la Vierge-Eglise par les anges, la Nativité (une Vierge à l’enfant), puis la Résurrection. Cette œuvre unique, qui a inspiré des générations d’artistes et d’écrivains, est d’abord et essentiellement dévotionnelle et sacramentelle car, devant elle, sur l’autel majeur, se déroulait le sacrifice de la messe.
Des détails enfouis sous les couches de vernis sont révélés par la plus récente restauration, ils conduisent notre regard à se renouveler. Alors le spectateur est pris dans un ouragan de sensations colorées, comme jamais vues ni ressenties. Et, devant ce qui n’est plus à présent qu’une splendide pièce de musée, peut monter au cœur et aux lèvres du croyant le chant de l’Antienne Regina coeli laetare (datée du XIVe siècle) –Fig 3. C’est l’une des quatre hymnes du temps de Pâques, que l’on prie le soir du Samedi Saint, veille de la Résurrection du Christ, jusqu’au dimanche après la Pentecôte : elle fait partie de la prière liturgique nocturne des Complies et remplace l’Angelus durant le temps pascal.
Regina Cæli, laetare, alleluia,
quia quem meruisti portare, alleluia.
Resurrexit, sicut dixit, alleluia.
Ora pro nobis Deum, alleluia.
V. Gaude et laetare, Virgo Maria, alleluia.
R. Quia surrexit Dominus vere, alleluia !
Reine du Ciel, réjouissez-Vous, alléluia
Parce que Celui que Vous avez mérité de porter dans Votre sein, alléluia
Est ressuscité comme Il l’a dit, alléluia
Priez Dieu pour nous, alléluia.
V. Soyez dans la joie et l’allégresse, Vierge Marie, alléluia.
R. Parce que le Seigneur est vraiment ressuscité, alléluia !
Marie est étroitement unie à son fils dans tous les moments de sa vie, de sa naissance à sa mort et participe à la gloire de la Résurrection. Première sur le chemin de la foi, elle sera vue par les Pères comme la figure de l’Eglise. Les anges peuplent ces panneaux, au premier plan comme dans les plus infimes détails (Annonce aux Bergers)- Fig. 4. Certains de ces anges sont mystérieusement inquiétants, ils peuplent aussi la cour céleste : « Et lorsqu’il introduit dans le monde le Premier-né il dit : « Que tous les anges de Dieu l’adorent ! » » (He 1, 6).
Resplendissante comme le soleil
Sur le deuxième panneau, est peinte devant un édicule, une blonde jeune femme agenouillée, priant et enceinte. Elle resplendit telle la fiancée du Cantique des cantiques (Ct 6, 10). Ce Cantique de l’Ancien Testament, fait partie des chants des fêtes mariales célébrant l’union du Christ et de sa mère dans la gloire céleste.
Cette femme est revêtue du soleil (Ap 12, 1-6)- Fig. 5. Avec la venue du Christ dans la chair des hommes, rendue possible par le « oui » de Marie, « l’éternité vient dans le temps » (saint Bernardin de Sienne, De triplici Christi navitate) et abolit les frontières temporelles.
Cette mystérieuse figure, ceinte d’une couronne ignée, peut être rapprochée d’écrits mystiques comme les Méditations (autrefois attribuées à saint Bonaventure) et les Révélations de sainte Brigitte de Suède :
« J’ai vu la reine des cieux la mère de Dieu, couronnée d’une couronne inestimable et ses cheveux répandus »
« C’est vous, ô ma Mère, qui avez emporté, mérité et attiré cette couronne sur vous, par la justice et par l’amour, car les anges rendent témoignage de ceci (…) Votre tête fut comme un or très-reluisant, et vos cheveux comme les rayons du soleil » (Sainte Brigitte de Suède, Révélations, 1372)
De Noël à Pâques
Sur sa robe, déployée telle une rose rouge, Marie présente son enfant, qui joue avec un petit collier protecteur du nourrisson, fait de perles et de corail.
« Dans mon éternelle fidélité, je te montre ma tendresse… Comme une mère caresse son enfant, je vous consolerai, je vous porterai sur mon sein, et je vous caresserai sur mes genoux » (Is 66, 13).
Son corps nu est exposé, il repose sur des langes-guenilles (Fig. 6). Certes, dans les temps anciens, on utilisait des tissus bien usés, donc plus doux, pour envelopper les tout-petits. Mais les langes, en latin, sont synonymes de guenilles, et, par extension, de péché : « il a été enveloppé de langes pour nous délivrer des guenilles du péché » chante Romanos de Mélode, (Hymnes sur la Nativité, 11, 14.)
Les Pères de l’Eglise ont rapproché la Nativité de la Résurrection, Noël de Pâques : « Il fut enveloppé de langes mais se dégagea des linges de la sépulture en ressuscitant » (Grégoire de Naziance, Discours, 29, 19). « A sa naissance il avait été emmailloté et le voilà ressuscité, quittant les langes de son ensevelissement. » ( Grégoire de Naziance, Oratio XXIX, 19.)
Sur le quatrième panneau, Matthias Grünewald a peint le tombeau vidé de ce corps qui s’élève faisant venir les ténèbres au jour de Dieu. (Fig. 7 et 8)
La Porte du ciel (Gn 28)
D’infimes détails tissent des liens au sein de l’œuvre : une même porte, dont les montants forment une croix, ferme le jardin bien clos où Marie porte son enfant (troisième panneau) et la porte du jardin où se trouve le tombeau du Christ (quatrième panneau) : « À l’endroit où Jésus avait été crucifié, il y avait un jardin et, dans ce jardin, un tombeau neuf dans lequel on n’avait encore déposé personne. » (Jn 19, 41) (Fig 9 a et b).
D’un jardin l’autre ces images nous font comprendre que la terre s’est unie au ciel de l’Annonciation à la Résurrection. Le jour de la Résurrection, premier jour de la semaine, le dimanche, est sanctifié par la liturgie comme le jour « Un » le jour de Dieu ; C’est le premier jour de l’achèvement de la création.
Marie, l’humble jeune fille de Nazareth est devenue la Mère de Dieu pour que l’humanité, terre féconde, soit transfigurée par la lumière divine. Les robes des anges se parent de toutes les couleurs de l’aube naissante (Fig.10). Comme le rappelait le pape François : « la création est de l’ordre de l’amour » (Laudato Si’, 77.)
L’astre radieux du matin de Pâques
Faisant fi du calendrier liturgique, de la géographie et de la chronologie évangélique, Matthias Grünewald associe en une seule image, tout à la fois la Transfiguration, la Résurrection et l’Ascension du Seigneur. « Nous entrevoyons, traduite par les simulacres des couleurs et des lignes, l’effusion de la divinité, presque tangible, à la sortie du corps. » (Huysmans, Trois Églises et Trois Primitifs). Il peint le visage du Christ, « lumière de la lumière » comme on ne l’avait jamais vu, dissous dans l’irisation de son orbe (Fig 11).
Saint Luc dit que, lors de la Transfiguration, le visage de Jésus en prière est « autre ». Le Verbe incarné, lorsqu’il prie, est transfiguré. Il présente un visage « différent » de tout autre visage humain (Lc 9, 29).
Le Seigneur fait « toutes choses nouvelles » (Ap 21, 5), il nous entraîne dans son absolue nouveauté. Et c’est Jésus lui-même qui a établi, pour ses disciples, le lien qui unit Transfiguration et Résurrection, lorsqu’il leur enjoint de ne rien dire « avant que le Fils de l’homme ne ressuscite d’entre les morts » (Mt 17, 9, Mc 9, 9).
Par son Incarnation et sa glorieuse Résurrection, il nous montre que l’homme est fait pour la lumière et non pour les ténèbres. Des ténèbres impuissantes à contenir celui qui s’élève, avec son corps glorieux marqué des stigmates radieux de sa Passion (Fig. 12). Le visage de Jésus reflète la gloire du Dieu invisible, et, nous regardant face à face, il nous invite à prendre part à cette lumière.
Parce que Celui que Vous avez mérité de porter dans Votre sein, alléluia !
Est ressuscité comme Il l’a dit, alléluia !
Sylvie Bethmont-Gallerand
enseignante à l’Ecole cathédrale, Collège des Bernardins, Paris
Pour aller plus loin :
Joris-Karl HUYSMANS, Trois Églises et Trois Primitifs, Paris, Plon 1908.
Joris-Karl HUYSMANS, Là-bas, Paris, Plon 1935.
Walter MEHRING, Die Verlorene Bibliothèque, Hamburg, Rowohlt 1952, p. 90. Cité par Martin Rodan, « Matthias Grünewald, « le plus forcené » des peintres selon Joris-Karl Huysmans », Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem, 24 | 2013. http://journals.openedition.org/bcrfj/7129
BENOIT XVI, Jésus de Nazareth, Flammarion, Paris 2007, en particulier p. 338.