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Un Sacré-Cœur pour le Vendredi Saint ?

Un Sacré-Cœur pour le Vendredi Saint ? La croix est absente derrière ce corps noueux, torturé et pourtant vigoureux, mais la thématique du sacrifice rédempteur est comme intériorisée dans cette plaie béante que le Christ écarte de ses propres mains. La dévotion au Sacré-Cœur a pu donner des images une peu mièvres ou très sanguinolentes. Celle de George Desvallières (1861-1950) tranche dans cet univers visuel tant elle inscrit profondément la mystique cordiale dans le don total.
Publié le 18 février 2015

George Desvallières (1861-1950), Le Sacré-Cœur de N.S.J.-C., 1905, huile sur papier marouflé sur bois, 106 x 72 cm, signé, daté « G. Desvallières / 1905 », en bas à gauche CR 1102 © P. Henriot 

« Ma vie, nul ne la prend mais c’est moi qui la donne ». (Jn 10, 18)

La peinture de Desvallières trouble les repères habituels : « Attendez-vous à l’indignation de nos catholiques » lui dit son ami Léon Bloy. Les différentes facettes de ce peintre surprenant ont été remises à l’honneur avec le renouveau des travaux sur la Première Guerre mondiale et l’entre-deux-guerres, puis la parution du Catalogue raisonné et la rétrospective du Petit Palais en 2016. On l’associe à juste titre aux Ateliers d’art sacré lancés en 1919, et dont il eut l’initiative auprès de Maurice Denis, mais son retour à la foi est bien antérieur. Si c’est au cours de la guerre, alors que son fils Daniel tombe au combat à 17 ans, et que lui-même s’engage dans un bataillon de chasseurs alpins, qu’il fait le vœu de se consacrer désormais à la peinture religieuse, certains de ses Christ les plus célèbres, comme le Christ à la colonne (1910) que possédait Maurice Denis, ou ce Sacré-Cœur, sont contemporains de sa « conversion ». Issu d’une famille peu pratiquante, en dépit de la piété de sa mère, peintre à succès dans les années 1900, Desvallières découvre au contact de Joris-Karl Huysmans et de Léon Bloy puis du P. Sertillanges, une autre dimension du catholicisme. Ces expériences le conduisent, vers 1904, à une forme de révélation en l’église Notre-Dame des Victoires, source dès lors d’une foi vive.

Exposée au Salon des Indépendants de 1906, cette œuvre saisissante, emblématique de l’époque de la conversion, se présente comme le choc d’une vision. Desvallières en évoque le souvenir, un soir de 14 juillet, au bas de la butte Montmartre, écoutant les romances et complaintes aux alentours : « Tout à coup, en levant les yeux, j’aperçois l’église du Sacré-Cœur, au-dessus de nous, au bout d’une rue. C’était comme si le Christ avait surgi, ouvrant là-haut son cœur sur ces pauvres êtres qui cherchaient un peu d’amour. (1) »

L’œuvre est tout à la fois terrible et sereine, tant domine l’équilibre minéral du marbre bleuté sur lequel se détachent les tons plus foncés d’une chair marquée par la souffrance. Le camaïeu de gris et de blanc s’obscurcit pour dessiner le corps puissant et douloureux du Christ qui rappelle l’intérêt du peintre pour Grünewald. Cependant la plaie, tout juste rougie, et le sang qui macule la blancheur du linge ne jouent pas sur un excès de pathos. La posture dynamique du corps, dont la diagonale et les bras largement écartés habitent toute la composition, contraste avec les lignes géométriques de l’édifice, la courbe d’un arc et d’une coupole. La scène ne s’inscrit dans aucune référence scripturaire ; le Christ de la Passion, couronné d’épines, seulement vêtu du perizonium qui lui ceint les reins, apparaît décloué de la croix. Saisi hors de toute narration, il offre son cœur, c’est-à-dire le don de toute sa personne, pour l’humanité.

Le geste du Christ se déchirant la poitrine se démarque nettement du traitement habituel du thème. A la fois expressive et symbolique, l’iconographie n’exhibe pas le « viscère sanglant », souvent critiqué pour son réalisme cru, mais si présent encore en ce début du XXe siècle sur nombre d’images pieuses accompagnant les célèbres visions de Marguerite-Marie Alacoque (1673-1675, canonisée en 1920). Ce choix singulier est plus proche des origines d’une dévotion aux plaies du Christ sur la croix, à laquelle l’Ordre dominicain était particulièrement attaché. Desvallières rejoint le tiers-ordre dominicain en 1914.

Diversement reçue par la critique, les uns désarçonnés, les autres sensibles à l’expressivité de ce Christ « espagnol », l’œuvre suscite l’éloge de Léon Bloy qui saisit le sens profond de cette figuration originale : « Vous avez fait un Sacré-Cœur […] à pleurer et à trembler. Vous avez déchaîné ce lion. […] Chacun de nous est sauvé par le Pélican qui est une des nombreuses figures du Rédempteur […] Mais il vous a sauvé vous […] parce que le Cœur de Jésus avait besoin d’un peintre et qu’aucun peintre ne se présentait. A force d’amour et de foi, vous avez été jugé digne d’entrevoir le Pélican rouge, le Pélican qui saigne pour la nourriture de ses petits et telle me paraît la genèse de votre œuvre […] (2) ».  L’image du Pélican traduit dans le bestiaire chrétien la mystique sacrificielle et le don absolu du Christ. Aussi est-ce bien ici, selon l’expression attribuée à saint Bonaventure (1121-1274), que « par la blessure visible de la chair, nous voyons la blessure invisible de l’amour ».

L’édification de la basilique du Vœu national, au lendemain de la guerre de 1870, révèle l’importance de cette dévotion encore renforcée, en 1899, par la consécration du genre humain au Cœur de Jésus par Léon XIII (Encyclique Annum Sacrum). Au cours de la Première Guerre mondiale, l’image du Sacré-Cœur prend une coloration patriotique particulière. Aussi le thème revient-il souvent dans les évocations du combat et notamment le Drapeau du Sacré-Cœur (1919) où Desvallières l’associe au motif du sacrifice du soldat et au souvenir de son fils Daniel. Or, celui-ci avait choisi pour image de première communion, en 1908, une reproduction du Sacré-Cœur éditée par la Librairie de l’Art catholique de Louis Rouart.

Isabelle Saint-Martin

NB Ce texte reprend en partie la notice Sacré-Cœur du cat. expo. George Desvallières. La peinture corps et âme, Petit Palais, RMN, 2016, cat 56, p. 104.

(Pour des raisons familiales, George s’écrit à l’anglaise sans ‘S’)

Notes :

1) P. Régamey, « Desvallières au Saulchoir (8 au 11 mars 1933), La Vie intellectuelle, t. XXIII, n° 4, 1933, p. 650.
2) L. Bloy, L’Invendable, 1904-1907, Paris, Le Mercure de France, 1909, p. 174-175. (Journal Inédit III, 1903-1907, avril 1906, Lausanne, L’Âge d’homme, 2007,  p. 911)

Pour aller plus loin :

Catherine Ambroselli de Bayser (dir.), George Desvallières, Catalogue raisonné de l’œuvre complet, Paris : Somogy éditions d’art, 2015 (notice Sacré-Cœur de NSJC, Tome II, CR 1102, p. 247-249)
Isabelle Saint-Martin, « Desvallières, peintre religieux. Une figure paradoxale », George Desvallières. La peinture corps et âme, cat. expo Petit Palais, dir. I. Collet et C. Ambroselli de Bayser, RMN, 2016, p. 167-173 et cat 56, Sacré-Cœur, p. 104.

Retrouvez ici l’entretien de Narthex sur Desvallières avec Isabelle Saint-Martin 

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