Première impression : une vue panoramique, une foule colorée, en demi-cercle, laissant place au centre à quatre figures, comme auréolées par la blancheur du rocher nu sur laquelle elles se détachent. Leurs visages sont tendus vers le ciel et tous les spectateurs semblent ainsi fixer un même horizon, tandis qu’au tout premier plan, la silhouette en plongée d’une femme aux longs cheveux surgit, mains jointes, sous les orteils ensanglantés de Celui que l’on devine être le centre de l’attention.
Il faut alors changer de regard pour voir l’agencement de la scène non pas de notre point de vue embrassant l’ensemble à partir du centre – au risque de négliger ce motif incongru peut-être inaperçu en première lecture -, mais au contraire à partir de ce détail liminaire, ces pieds tout juste visibles au ras de la planche, seule partie du corps souffrant du Christ sur la croix qui apparaisse ici et qui pourtant donne sens à toute la composition. Renversant la perspective habituelle des représentations de la crucifixion, le peintre offre à contempler « Ce que voyait Notre Seigneur Jésus du haut de la croix ».
Ce sujet, il est vrai, n’est pas isolé, mais s’inscrit dans une série de planches qui détaillent avec précision les différents moments de la mise en croix sur le Golgotha. La partie consacrée à la Passion ouvre le deuxième volume de la Vie de Notre Seigneur Jésus-Christ publié par James Tissot chez Mame en 1896-1897. L’ambition de renouveler le traitement des sujets bibliques par une quête d’authenticité puisant au cœur de la Terre Sainte la vérité des paysages et des costumes a conduit l’artiste à peindre près de 400 aquarelles inspirées par ses séjours à Jérusalem. Comme en réponse au scandale de la Vie de Jésus de Renan (1863) cherchant à atteindre l’homme Jésus derrière le Christ et l’Eglise, il s’agit pour Tissot de découvrir le témoignage des pierres avec les yeux de la foi. Les détails pris sur le vif et la précision ethnographique se mêlent à des évocations qui n’éludent pas la part du surnaturel dans la vision tout autant réelle qu’imaginaire de l’Orient biblique.
D’autres artistes l’ont précédé dans cette démarche. Le souci contemporain d’offrir un nouveau regard sur des sujets si présents dans la peinture occidentale avait déjà inspiré, quelques décennies plus tôt, à Jean-Léon Gérôme une saisissante vision de l’ombre des trois croix sur le Golgotha alors que la foule a quitté les lieux (Consumatum est, 1867, musée d’Orsay, dit aussi Jérusalem ou Golgotha).
Selon un parti souvent privilégié pour ses peintures d’histoire, Gérôme retient « l’instant d’après ». Le panorama semble aperçu du point de vue des crucifiés qui restent en « hors champ », si l’on risque cet anachronisme tant la dramatisation de la scène évoque l’esthétique cinématographique. « Tout est achevé » (Consumatum est), dernière parole de Jésus en croix selon l’évangile de Jean (Jn 19, 30) ouvre une nouvelle ère. Le condamné ayant expiré, chacun se retire, les soldats romains ferment la marche qui se dirige en une longue file vers Jérusalem dont le Temple apparaît au loin, tandis que l’ombre portée des croix s’étire sur le sol minéral alors que les ténèbres se dissipent.
Loin ici du réalisme photographique que Gérôme sait associer à sa puissance d’évocation, Tissot fait pourtant un choix plus spectaculaire encore pour placer le spectateur au cœur du drame. Cette célèbre planche résume les ambiguïtés d’une démarche à la fois vériste et spirituelle. La vision a priori hyperréaliste qui se déploie sous les orteils du crucifié est en effet impossible à saisir d’un regard. En une immersion mystique dans l’esprit de l’Imitatio Christi, Tissot, rassemblant des éléments pris dans les quatre évangiles, invite à voir à travers les yeux du Seigneur la silhouette éplorée de Madeleine, puis Jean le fidèle disciple, la Vierge entourée de Marie de Cléophas et de Salomé, puis au-delà de ce chœur des proches, la foule composite des badauds, soldats romains, prêtres et dignitaires juifs qui conduit le regard jusqu’au sépulcre où le corps doit être enseveli. Dans le lointain, apparaissent les silhouettes de disciples craintifs. En contraste, au second plan sur la gauche, s’impose la massive figure du centurion romain, placé à proximité de la croix (Mc 15,39), la couleur rouge de son manteau attire l’attention; quelques instants plus tard, quand Jésus aura expiré, il livrera son témoignage « Cet homme était vraiment le Fils de Dieu » (Mc 15,30), Mt, 27. 54 ; « Vraiment, cet homme était juste. » (Lc, 23.47)
Derrière les reconstitutions bariolées d’un Proche-Orient supposé immuable, qui surprennent aujourd’hui le lecteur, l’aventure picturale de Tissot donne ainsi à entendre sa dimension mystique. L’artiste lui-même a vécu une expérience religieuse singulière en 1885. Lors d’une visite à l’église Saint-Sulpice à Paris, où il n’était venu, dit-il, que pour chercher une source d’inspiration, le Christ lui apparut au moment de l’élévation de l’hostie. C’est à la suite de cette vision que le peintre, alors célèbre pour ses sujets mondains, entreprit ses voyages en Terre Sainte et consacra toute la dernière partie de sa carrière aux thèmes bibliques, rencontrant les aspirations d’un vaste public. En dépit de quelques critiques, les superbes albums de Mame, et l’édition plus accessible qui suivit, eurent un immense succès y compris auprès du clergé. Les expositions itinérantes des aquarelles originales ont même suscité de réelles scènes de ferveur, tant l’imagination des spectateurs était saisie par cette plongée dans l’histoire. Aussi n’est-il pas surprenant que l’une des premières Passions filmées, From the Manger to the Cross (Sidney Olcott, 1912) se soit directement inspirée du cadrage visionnaire de Tissot que la récente exposition du musée d’Orsay* a permis de redécouvrir dans les ambiguïtés de sa modernité.
Isabelle Saint-Martin
Pour aller plus loin
– Catalogue de l’exposition James Tissot. L’ambigu moderne, dir. Marine Kisiel, Paul Perrin, Cyrille Sciama, musée d’Orsay, RMN, 2020
Et parmi les contributions, Isabelle Saint-Martin « La Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ », in cat. Expo James Tissot. L’ambigu moderne, dir. M. Kisiel, P. Perrin, C. Sciama, musée d’Orsay, RMN, 2020, p. 234-236