Initiées à l’occasion de l’exposition consacrée au drapé par le Musée des Beaux-Arts de Lyon en 2019, les investigations de Jacqueline Salmon se sont depuis focalisées sur le périzonium, ce linge noué autour de la ceinture du Christ lors de sa Passion, tout en questionnant l’oubli paradoxal par les historiens de l’art de cet élément pourtant central des représentations dédiées. Pourquoi ce « point aveugle », ainsi dénommé en référence à la tache de Mariotte, le seul que la rétine ne voit pas en raison d’une absence de cellules photoréceptrices à cet endroit de l’œil humain? Cette lacune dans le champ visuel dirait ainsi ce que l’homme ne veut ou ne peut voir et qui doit resté caché : le nœud du mystère…
Aussi l’exposition arlésienne soulève-t-elle de multiples et stimulantes questions : celle du découpage arbitraire qu’opèrent l’œil et l’art dans le réel ; celle, conjointe, de l’exercice de la photographie, ici d’abord considérée comme médium d’interprétation à part entière plutôt que comme outil de reproduction ; celle de l’évolution des canons de représentation du corps humain à travers le temps, notamment en fonction de la mode vestimentaire mais aussi du rapport à la nudité ; celle, enfin, des enjeux symboliques et théologiques liés à l’Incarnation et à la Passion au sein du christianisme.
Conçue en deux parties, l’exposition se déroule en regard des collections permanentes du musée Réattu mais également de manière chronologique, depuis la Renaissance italienne et l’Allemagne gothique jusqu’au XXe siècle. Sous forme « d’études et de variations », elle alterne les planches de clichés réunis par typologies avec des photographies isolées d’œuvres plus importantes et des carnets d’études de Jacqueline Salmon ; par les recadrages qu’ils effectuent, les « détails » (1) de peintures et de sculptures retenus par la photographe excluent le hors-champ de l’image et concentrent l’attention du regardeur sur ce fameux drapé, tout en s’attachant à la matérialité des œuvres. Ici, elle contemple l’eau et le sang qui s’écoulent des plaies du Christ, tachant d’écarlate son périzonium ou le creux de ses jambes. Là, elle s’attarde sur les mains qui se tendent vers son corps qu’elles effleurent ou soutiennent ; ailleurs, elle cible les bêtes qui se serrent tendrement contre Lui, comme pour le consoler ; plus loin, elle rassemble en nuage d’images les linceuls qui le recueillent ou les colonnes qui le ligotent ; ailleurs, encore, ce sont les corps qui l’entourent et les visages qui l’embrassent ou pleurent sa dépouille qui retiennent son attention… Méditant à travers ce vaste atlas d’images constitué avec rigueur et méthode, mais non sans malice, les paradoxes d’un christianisme qui s’efforce d’assumer le sensible tout en le reconduisant à sa source divine.
De fait, en représentant traditionnellement le Christ dénudé aux étapes essentielles de sa vie – Nativité, Baptême, Passion -, les artistes associent sa dévêture aux grands passages de l’aventure terrestre de Dieu qui dépouille le vieil homme pour « revêtir l’homme nouveau » (cf. Lettre de St Paul aux Ephésiens 4, 22-24) : à la nudité du corps correspond ainsi la nudité de l’âme pour « Celui qui entre nu dans sa mission ». Peintres et sculpteurs tentent par conséquent de conjuguer la figuration d’un Christ sexué selon le principe de génération humaine, avec celle d’un corps spiritualisé dont la puissance fécondante n’est pas sexuelle. Dès lors transparences et glissements de linges, vers lesquels convergent mains et regards, se font démonstrations de virtuosité combinant représentations naturalistes et enjeux symboliques. Tantôt simple linge, tantôt lourd tissu, jupe ou tablier, parfois pagne long ou parfois nœud bouffant, largement entrouvert ou étroitement serré, ce « voile de pudeur » figure de manière plus ou moins explicite l’Incarnation du Christ – à la fois « humanation » et « sexuation», pour reprendre les termes de Leo Steinberg (2) –, autant vrai Dieu que vrai homme. A l’entrée du parcours, des linges délicats enveloppent des Christ longilignes peints sur fonds d’or à la manière byzantine ; plus loin, des tissus légers et transparents évitent toute impudeur et contribuent à répandre la mode italienne en Europe sous l’influence de Giotto ; avec Cranach, des périzoniums volants apparentés à des nuages anticipent sur la Résurrection en contribuant à l’Ascension du Christ, conçue comme un envol. Absent chez Michel-Ange, le périzonium se colore parfois délicatement chez Raphaël…
A travers l’infinie diversité de ces évocations se dessine rien de moins que la frontière entre le sensible et l’ineffable. Car dans cette rhétorique du dévoilement, le voile n’existe que par ce qu’il cache – non seulement cette partie intime de l’anatomie du Christ, mais aussi le mystère du Verbe incarné –, cristallisant le projet d’une image conçue pour s’effacer devant la méditation qu’elle suscite. A mi-chemin entre vision et révélation, la toile du peintre, la peau et le linge de pudeur captent le regard pour s’interposer entre le visible et l’irreprésentable. Dès lors, par son incomplétude-même, la nudité du Christ peut manifester l’au-delà, conformément aux mystères des Ecritures remplis de « vérités cachées sous les ombres » (cf. Daniel 2, 22). L’un des mérites de l’exposition de Jacqueline Salmon consiste à interroger le non-voir qui sévit encore aujourd’hui autour de cette question.
Odile de Loisy
Notes
1- Périzoniums également ‘oubliés’ par Daniel Arasse, qui publia pourtant un célèbre ouvrage
consacré au détail dans la peinture : Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1996
2- Cf. Leo Steinberg, La sexualité du Christ dans l’art de la Renaissance et son refoulement moderne, Paris, Gallimard, 1987
Informations pratiques
Jacqueline Salmon, « Le point aveugle – Périzoniums, études et variations »
Jusqu’au 2 octobre 2022
Musée Réattu
10 rue du grand Prieuré – 13200 Arles
Tél. : +33 (0)4 90 49 37 58 – www.museereattu.arles.fr
Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h.