26 tonnes ! De marbre, de fibre de carbone, d’aluminium, de métal, de ciment, et même de papier. Telle serait la manière objective – utilisée par l’artiste en personne – de rendre compte de la colossale exposition que Paris consacre à Charles Ray, star internationale de la sculpture contemporaine. Et il n’a fallu pas moins que l’association du Musée national d’art moderne au Centre Pompidou et de la Fondation Pinault pour accueillir cet immense peuple de statues, ces fantômes hallucinatoires, monumentaux ou grandeur nature qui marquent avec puissance l’esprit du spectateur et deviennent des héros de légende comme ce célèbre Garçon à la grenouille, au regard si merveilleusement vide.
A la Bourse de Commerce, c’est Jeff qui nous accueille, une personne sans domicile fixe, un « toxicomane de Los Angeles » aux traits marqués par l’usure de la vie, taillé avec virtuosité dans un bloc de marbre lui servant aussi de socle. Un anonyme, un invisible même de notre civilisation occidentale prend ici la place d’un héros à l’antique, d’un « grand homme », d’un puissant. Que dire de son étrange effet de ressemblance illusionniste, de présence même ? Ou de sa situation incongrue dans un lieu où son modèle n’a en réalité, nulle chance de pénétrer ? Charles Ray ne lance pas un réquisitoire social à la Ken Loach ou à la Thomas Hirschhorn. Il montre simplement, et fort bien ! Et l’usage d’une dimension supérieure à la grandeur nature donne à la figure une stature singulière. A nous d’interpréter cet effet esthétique majeur. Charles Ray écrit, pour sa part « l’échelle plus grande que nature a permis de mieux comprendre les relations entre la souffrance humaine et ce que la culture considère comme le divin. Pour moi, Jeff évoque une interprétation moderne des moqueries dont le Christ a fait l’objet avant son procès et pendant sa crucifixion ».
A l’étage, un Christ en croix de 3,50 de haut (Study after Algardi, Etude d’après l’Algarde) nous touche, nous arrête par son immensité, par son effet de modelé aussi où vibrent les effets de lumière sur le papier blanc. Ray a agrandi une œuvre du XVIIe siècle créée par le sculpteur baroque Alessandro Algardi, représentant le dernier souffle du Christ sur la croix, Cristo vivo. Ici, la croix a disparu, et le corps de papier se dresse dans sa plénitude, dans l’impressionnante blancheur qui le fait vibrer. Je ne suis pas convaincu que dans cette œuvre, comme l’explique Ray, l’artiste « la divinité ou le divin se trouve dans l’échelle », car Dieu n’est sans doute ni plus grand ni plus petit que l’homme. Mais quelque chose de ce corps de papier, plein et creux à la fois, rayonnant et vide, impressionne par sa fragilité évidente, violente. Qui s’oppose à la masse horizontale de l’œuvre voisine, Concrete Dwarf (Nain en béton) : un corps mort ou endormi pesamment allongé sur un socle gris en ciment, essentiellement statique. Le Christ de papier semble nous appeler, nous élever. Il nous ébranle – et nous émeut ainsi. Trouble étrange qui rappelle que Jésus est alliance impossible dans sa vérité singulière de vrai Dieu et de vrai homme tout à la fois. Charles Ray dit encore : « Je suis un catholique non pratiquant, athée », ce qui laisse perplexe, mais surtout « ce qui est divin dans ce travail, c’est qu’il est en papier, mesure 3,5m de haut et qu’il a du mal à tenir droit ».
Nous voici donc, au cœur de cette Fondation Pinault à l’architecture impeccable, devant ce dessin en 3 dimensions qui met au jour un homme immense, démesurément fragile. 55 kilos pour cet homme-Dieu, 55 kilos qui, par rapport aux 26 tonnes de l’exposition, à ces figures spectaculaires, colorées ou brillantes, font singulièrement le poids.
Paul-Louis Rinuy
Pour aller plus loin :
« Charles Ray », Bourse de Commerce – Pinault Collection, 2 rue de Viarmes 75001 Paris, 01 55 04 60 60, pinaultcollection.com, jusqu’au 6 juin 2022.
« Charles Ray », Centre Pompidou – Musée national d’art moderne, Place Georges-Pompidou 75004 Paris, 01 44 78 15 78, centrepompidou.fr, jusqu’au 20 juin 2022.