Ecoute !
C’est d’abord un son, celui d’un chute d’eau, capté dans une grotte, que l’oreille perçoit – une toute petite fraction de secondes – avant que l’on ne voie s’élever quelques étincelles lumineuses. Elles sont plus nombreuses et se rejoignent en une mince colonne d’eau ascendante, partant du ventre d’un homme allongé sur une dalle. Son visage, ses mains, ses pieds nus, sont cernés de lumière, taches d’ocre dans un monde réduit au noir et blanc.
L’espace est limité à ce corps, gisant sur une dalle, dans un lieu sombre uniquement déterminé par le mouvement ascendant de l’eau. L’eau qui est, avec le temps, un véritable matériau que « sculpte » de façon récurrente Bill Viola. Lui-même s’en explique en racontant l’expérience d’immersion dans l’eau d’un lac alors qu’il avait six ans. Avant que son père ne lui évite la noyade, il a eu le temps de percevoir la « beauté » d’un monde de paix et de lumières colorées. Pour Gaston Bachelard, dans la nature, c’est l’eau qui voit et c’est encore l’eau qui rêve : « l’œil véritable de la terre c’est l’eau » ; et il cite Paul Claudel : « L’eau est le regard de la terre, son appareil à regarder le temps ».
Des poètes sculpteurs de temps, Jean Cocteau et Bill Viola
Le temps est ralenti (slow motion) par la technique dans les œuvres de Bill Viola. L’on ne peut s’interdire d’évoquer Jean Cocteau devant ses œuvres. Et pas seulement parce que l’un et l’autre usent de ce ralenti qui permet d’entrer à « l’intérieur du monde ».
L’un et l’autre de ces poètes aiment à doter leurs œuvres d’une esthétique qui se réfère, du moins formellement, aux œuvres de l’Antiquité et de la Renaissance, en puisant également dans les textes bibliques pris comme de grands mythes.
L’un et l’autre sont des « sculpteurs de temps ». Le temps que l’on peut remonter à l’envers en inversant les images, en un éternel retour. Ainsi tous deux créent-ils de jaillissantes remontées à partir de descentes qui sont montrées à l’envers. Chez Cocteau, sculpter le temps revient à montrer une fleur d’hibiscus effeuillée à laquelle le montage à l’envers redonne vie ; ou encore, selon ce dispositif, des morceaux recollés d’une photographie déchirée renaît Cégeste, dans le Testament d’Orphée. L’enfouissement devient renaissance dans les œuvres de Bill Viola : Surrender, Emergence, et Martyrs.
Mais surtout ces deux poètes emploient l’eau comme un miroir où passer dans l’autre monde que Cocteau nomme la Zone, et qu’il décline en trois films trois autoportraits orphiques : Le Sang d’un poète (1930-1932), Orphée (1950), Le Testament d’Orphée (1963). Ce que Jean Cocteau disait des films, s’applique à ce nouveau médium qu’est la vidéo : « Un film est une source pétrifiante de la pensée. Un film ressuscite les actes morts. Un film permet de donner l’apparence de la réalité à l’irréel. »
Un regard mystique sur l’eau
L’eau dans la Bible donne vie et procure la mort. Le baptisé est celui qui, mot à mot, a été plongé dans la mort du Christ pour vivre (Rm 6, 4-5).
Dans l’œuvre Tristan’s Ascension, la lumière vient de l’eau. Une eau dont le mouvement ascendant est l’antithèse de notre gravité qui la ferait couler vers le bas. C’est une eau surréelle, lumineuse, de plus en plus furieuse qui semble livrer combat contre les ténèbres. A la fin, celles-ci ne peuvent garder le corps de l’homme qui se ranime et se redresse pour suivre le mouvement ascendant de l’eau qui l’appelait depuis le début.
Pour le croyant, il y a ici, comme un écho à ce que Jésus dit de l’action de l’Esprit : « l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau jaillissant jusqu’à la vie éternelle. » (Jn 4, 14).
Sylvie Bethmont-Gallerand
Enseignante à l’Ecole Cathédrale, Collège des Bernardins, Paris
Ascension mai 2022
Pour aller plus loin
Jérôme Neutres (dir), Bill Viola, Album de l’exposition, Grand Palais, Galeries nationales, 5 mars-21 juillet 2014.
Trois films « orphiques » de Jean Cocteau : Le Sang d’un poète (1930-1932), Orphée (1950), et Le Testament d’Orphée (1960-1961)
Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves, 1942, réed. Le livre de Poche, p. 42 (la citation de Paul Claudel vient de L’Oiseau noir dans le Soleil levant (p. 229) recueil de quelques poèmes en prose sur le Japon.)