Une fois encore, les futurologues ont eu tort. Ils nous avaient vanté les mérites d’un monde dématérialisé, les vertus d’une image numérique multimédia qui permettrait une communication tous azimuts, le partage sans limite des informations, des émotions. Au bout de deux ou trois mois de visioconférences, de réunions de famille ou de travail par internet et d’expositions virtuelles à la pelle, nous déchantons. Me voici, moi qui vantais les livres numériques et les sites internet, blasé de cette civilisation de l’image qui nous gave sans nous nourrir et nous conduit à parler sans que jamais personne ne nous écoute. Communiquer n’est pas communier. Regarder ou écouter n’est pas participer, prendre part, prendre corps. Nous sommes, outre des esprits et des cœurs, des corps et des âmes, il est aussi réducteur d’oublier l’un que l’autre. Qui plus est, négliger le corps ou le croire unidimensionnel ne revient jamais à servir l’âme, ni l’inverse d’ailleurs.
Le parcours multisite humble et fort réussie, Art en chapelles, dans le Haut-Doubs forestier, est venu le week-end dernier raviver le goût des rencontres, des œuvres d’art, des lieux. Je pense au Sol en Kintsugi, installation minimale de Sarkis qui a su combler à la feuille d’or certaines fissures de pierres tombales anciennes de l’église Saint-Point, à Saint-Point du Lac. On ne voit rien tout d’abord quand on arrive dans cet édifice récemment restauré, puis on regarde au sol, on aperçoit quelques traces d’or, comme des sutures qui réparent le passage du temps, mais le réparent en le marquant aussi. De cet art du Kintsugi, de la réparation de céramiques brisées qui embellit l’œuvre cassée sans cacher les violences du temps qui passe, Sarkis est passé maître, et l’émotion naît de ce presque rien qui condense pour notre regard le passé, l’avenir, le présent. Présence discrète, mais ô combien suggestive !
Il faudrait raconter tout le reste, l’arrivée dans une petite chapelle où nous accueillent des reliques de saints, et ces conversations avec une médiatrice, un médiateur, d’autres visiteurs, où se tissent des liens souvent improbables entre les histoires étranges que chacun apporte et offre aux autres. J’ai aimé l’environnement sonore de Pascal Broccolicchi à La Cluse et Mijoux, qui joue en contrepoint de l’espace clos et ouvre tous nos sens, via nos oreilles, vers un ailleurs qu’on imagine, source qui clapote ou animal dont on reconnait difficilement la voix singulière. J’ai eu grand plaisir, aussi, à découvrir les vierges à l’enfant modernes si fortement dessinées par Line Marquis à Gellin, les scrupules d’Elisabeth S. Clark, ces petits pois qu’on ramène chez soi comme des souvenirs, des ferments d’avenir aussi, qui nous empêcheront longtemps de sombrer dans le sommeil de l’indifférence.
L’installation, ou plutôt la composition, le tout ensemble créé par Pierre-Yves Freund à l’église Saint-Jean Baptiste de Rochejean me reste particulièrement en mémoire. Il y a dans le mot d’installation quelque chose de théâtral ou de muséal qui convient mal à cet ensemble où l’on voit des mots, des textes, une phrase en néon S’efforcer de persévérer, et surtout une empreinte de pierre tombale, une peau comme jetée rapidement avant de s’enfuir, par ce curé qui autrefois dut quitter la France pour échapper aux massacres de la Révolution et dont le souvenir parfume encore l’espace. Quelque chose nous trouble, ici et maintenant, dans cette église qui devient une ouverture, vers l’émotion, vers la présence. Réelle.
De la rencontre d’êtres humains, d’œuvres singulières installées dans des sites précis, s’ébauchent un dialogue, un échange entre patrimoine et création, promenade et contemplation, découverte et retrouvaille avec des points, comme effacés, de notre monde. Et si c’était cela, le monde d’après, un univers habité de présences réelles, discrètes, essentielles, loin du tumulte bling bling de l’art à la mode.
Paul-Louis Rinuy
Art en chapelles, 3e Biennale, jusqu’au 23 août 2020.
Itinéraires sur 10 sites avec 13 artistes autour de Pontarlier
Site internet d’Art en chapelles