L’anniversaire des dix ans de Narthex le 20 novembre 2019 nous a permis de réfléchir ensemble à une question, qui revient sans cesse, en art comme dans nos vies : comment faire de notre aujourd’hui le lieu où se conjuguent la recherche de nouveauté et le souci, non moins légitime, de préserver des pans entier de notre passé ? quelle juste place donner au patrimoine qu’il s’agit de conserver et de rendre vivant tout en favorisant aussi le foisonnement de la création contemporaine ?
De ce point de vue, la commémoration de la mort de Léonard de Vinci il y a cinq siècles, en 1519, nous propose une expérience fort instructive : un peintre d’autrefois peut être aussi radicalement contemporain que bien des artistes d’aujourd’hui. Etre contemporain, se faire présent au présent du monde, c’est un travail, une énergie à l’œuvre, non une histoire de date ou d’âge.
L’extraordinaire rétrospective du Louvre comme d’autres manifestations de grande qualité au Clos Lucé à Amboise, où est mort le peintre, ou au château de Chambord font découvrir au visiteur un artiste plus actuel que la chronologie historique ne le laisserait penser. Bien sûr, Léonard de Vinci est un homme de son temps, un peintre de la Renaissance dans sa curiosité, son amour des sciences, ses pratiques du dessin et de la peinture, sa formation aussi auprès de Verrochio à Florence. Son goût assumé pour les draperies et le volume, pour l’anatomie aussi, est radicalement différent de nos usages et pratiques actuels. Encore que les liens entre art et science soient à nouveau aujourd’hui fort travaillés, aussi bien pour l’étude du fonctionnement du cerveau et de la pensée, que pour l’ambition d’explorer les mystères de la nature qui nous entoure.
Mais au Louvre il nous est donné d’entrer dans l’atelier, voire dans le cerveau de l’artiste, grâce aux spectaculaires spectrographies notamment qui révèlent derrière les surfaces peintes, le dessin premier et les repentirs, tout un travail caché une fois la toile achevée. Ce n’est plus un chef d’œuvre parfait que nous contemplons, mais les incertitudes et les reprises d’une invention incertaine et aventureuse, toute une vie et un frémissement. Le dessin derrière le tableau, c’est l’homme inquiet qu’on découvre derrière le peintre comblé d’honneur, l’expérimentateur et non plus le grand homme admirable et vénérable. Léonard de Vinci a inventé des formes et des techniques aussi, le dessin par frottage par exemple, et sa réelle contemporanéité tient d’autant plus à son énergie d’inventeur et d’explorateur qu’au fait que, parfois, il a même échoué.
Ainsi, si sa célèbre Cène peinte à Milan pour le réfectoire des dominicains à Santa Maria delle Grazie n’est plus guère visible aujourd’hui, c’est qu’il l’a peint à l’huile sur un mur sans vouloir utiliser la fresque, comme il était d’usage à l’époque. Ce choix plastique aventureux, s‘est révélé néfaste à la conservation d’une composition aussi novatrice qu’ambitieuse. Et la copie de Marco d’Oggiono, peinte dix ans après l’œuvre originale sur une classique toile, révèle clairement, dans sa triste banalité, que Léonard de Vinci fut à ce point un artisan singulier de sa pensée plastique que les copies donnent souvent de son art une image plate, ordinaire, décevante.
Et le saint Jérôme, demeuré en chantier pour des raisons que nous ignorons, paraît aujourd’hui si expressif et puissant par son inachèvement même. Regarder cette composition, c’est entrer dans une œuvre processus, une œuvre qui vaut autant par son résultat que par son cheminement, sa capacité à nous étonner et nous transporter.
Prenons donc aujourd’hui le risque de nous faire le contemporain de ce Léonard de Vinci qui ouvre le temps, vers un passé qu’il récapitule comme vers un avenir qu’il inaugure. Léonard de Vinci devient notre contemporain, car il peint ce qu’il ne sait pas toujours peindre, car il invente le réel et renvoie toujours à plus grand que lui : regardons Saint Jean-Baptiste dont le regard, et le geste de la main surtout, nous séduisent pour nous guider ailleurs, au-delà d’un réel uniquement visible et matériel. Ses œuvres sont un patrimoine venu d’hier qui prodigue des ferments de création et d’invention pour aujourd’hui et pour demain.
Paul-Louis Rinuy