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L’art de désobéir

L’exposition Felicità 2018 qui regroupe à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris les jeunes artistes diplômés avec les félicitations du jury, jointe aux remous qui agitent en ce moment le milieu de l’art contemporain après l’éviction du directeur de l’école, Jean-Marc Bustamante, conduit à réfléchir à ce que pourrait être aujourd’hui une véritable école d’art.
Publié le 18 juillet 2018
Écrit par Paul-Louis Rinuy

Felicità 2018, école nationale des Beaux-Arts de Paris

A traverser les espaces de l’école de la rue Bonaparte à mi-chemin du musée et du lieu alternatif, à découvrir des vidéos, des peintures, des installations, des sculptures, des livres, des photographies, le vertige saisit le promeneur. Il reconnaît ici la tutelle de tel chef d’atelier qu’il aime particulièrement, découvre là une défense et illustration de la peinture en acte, sent battre ailleurs l’énergie d’un rêve qui explose les limites de l’espace.

Du métier, bien sûr, on en trouve, tant et mieux ! Les ateliers techniques de Saint-Ouen, qui prolongent en Seine Saint-Denis cet enseignement qui, au cœur historique de Saint-Germain des Prés, risquerait d’être trop conceptuel, historique ou intellectuel, permettent aux étudiants de découvrir, en les pratiquant, la forge, la taille de la pierre et du bois, la fresque, la mosaïque, tous les savoirs techniques. L’essentiel est de devenir l’artisan de ses idées, de concrétiser dans la matière le songe, l’idée, d’obéir au matériau parfois, mais pour n’obéir à aucun autre maître. Curieux paradoxe, de fait, qu’une école des beaux-arts en notre temps contemporain qui promeut plus que tout l’irréductible singularité du créateur. Des maîtres reconnus, et ils le sont à nouveau aujourd’hui internationalement aux beaux-arts de Paris, forment de futurs artistes, mais doivent principalement leur apprendre à ne pas les imiter, à ne pas les copier en tout cas, à désobéir à toute injonction trop forte et dominatrice.

Obéir, n’est-ce pas trop souvent se faire le traître de soi-même ? – Etienne de La Boétie.

Autrefois, dans le monde antique voire à l’époque moderne de la Renaissance à la Révolution, les courants artistiques se suivaient avec une continuité telle que le principe était pour l’élève de dépasser le maître, de rivaliser avec telle grande figure d’autorité, selon des principes, des ambitions partagées. Un art de peindre ou de sculpter, un art poétique aussi bien tel que le développa Nicolas Boileau au XVIIe siècle, proposait un apprentissage autant qu’un idéal, des règles communes formant et formatant le goût et les esprits. La création des académies, en Italie puis en France, contribua à propager cette uniformisation du Beau, pilier universel aussi assuré que le Bien ou le Vrai.

Félicità 18 – Exposition des diplômés des Beaux-arts de Paris – Kino Perier

Mais aujourd’hui, nul ne croit plus que le Beau est la simple splendeur du Bien et qu’il repose sur des règles universalisables qu’on peut enseigner ou partager avec tous. En art notamment, la singularité propre à chacun, l’originalité de la manière et du projet s’affirment comme des valeurs en soi. 

La leçon d’Étienne de La Boétie sur la servitude volontaire, au XVIe siècle, semble faire écho à nos quêtes toutes contemporaines : « Obéir, n’est-ce pas trop souvent se faire le traître de soi-même ? » Et l’art n’est-il pas, jusque dans la maîtrise que chacun peut en acquérir, l’art de se chercher avant tout, de se découvrir, se révéler à soi-même. « Rien ne pousse à l’ombre des grands arbres », s’exclame en 1907 Brancusi en quittant brutalement l’atelier de Rodin pour se mettre à tailler brutalement, sauvagement la pierre comme un forcené et à rompre ainsi avec l’imitation virtuose de la chair dans laquelle Rodin était virtuose plus que que quiconque. Mais Brancusi n’avait pas à être Rodin, ou un super Rodin, il devait apprendre  à lui désobéir et réussir à oublier les leçons de modelage qu’il avait apprises à l’Ecole d’art de Craiova en Roumanie, où il s’était imposé parmi les jeunes élèves comme le meilleur imitateur du langage académique.

Félicità 18 – Exposition des diplômés des Beaux-arts de Paris – Margot Darvogne

Obéir d’abord, mais pour savoir ensuite s’écarter de la norme et créer à sa manière, selon ses désirs, ses peurs, ses obsessions. Et aujourd’hui, si l’art kitsch d’un Jeff Koons nous laisse indifférents ou révoltés, c’est que l’artiste américain sait trop bien obéir au marché et répondre aux demandes des acheteurs, des spéculateurs. Faire ce que souhaite tel acteur dominant du marché de l’art, c’est réussir à vendre très cher assurément, mais en se conformant au goût des puissants, et rien de plus. Damien Hirst à la Fondation Pinault à Venise en a donné un bel exemple l’an passé.

Une école d’art, en région ou l’école nationale des Beaux-Arts de Paris, ce devrait être au contraire une Abbaye de Thélème contemporaine, un lieu où l’institution a pour vocation de garantir aux professeurs, aux étudiants surtout, l’indépendance et la liberté de désobéir au marché, aux règles, au goût des financiers, à la mode, à toute domination. Sexiste ou raciste.

Ecole du désir, de la volonté personnelle à nul autre inféodée : Thélème est en grec la volonté et le désir, ce plaisir qui est toujours bon lorsqu’il consiste à innover, à expérimenter, à se risquer. Il respire dans cette exposition Felicità un parfum de liberté, qu’on eût souhaité plus sauvage, plus impertinent, plus explosif. Mais l’ENSBA garde ce privilège essentiel, être une institution dont la richesse est d’être anti-institutionnelle ; la seule mesure de la désobéissance est de désobéir sans mesure.

Paul-Louis Rinuy

 

Exposition Felicità 2018, jusqu’au 24 juillet 2018, Ecole nationale supérieure des beaux-arts, 14 rue Bonaparte, Paris 6e.

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