Quelle vanité que la sculpture, lorsqu’elle prétend compenser la mort ou répondre aux tragédies de l’histoire par des formes éclatantes, des matériaux trop solides et clinquants pour arriver à nous toucher ! Que des fleurs, éphémères et fragiles par essence, puissent incarner la douleur et la compassion pour des victimes, nous le savons tous et l’expérimentons parfois. Mais un bouquet de tulipes de 10 mètres de haut, n’est ce pas une composition trop massive et colossale pour rendre hommage dignement aux victimes des attentats du 13 novembre 2015 ? Au lieu de rappeler sobrement la violence barbare qui les a fauchés en pleine jeunesse, ne risque-t-on pas de les ensevelir définitivement sous ces 33 tonnes de bronze, d’aluminium et d’acier, qui ne disent que leur propre fatuité ?
Par quelles modalités la sculpture pourrait-elle ainsi façonner l’espace de nos cités ? En se tenant en retrait, en n’imposant que son sens de la réserve et de la mesure.
Le projet de Jeff Koons à Paris, puisque c’est ce « cadeau empoisonné » que j’évoque ici, pourrait évidemment trouver une juste place en compagnie de tant d’autres sculptures parisiennes du XXe siècle qui rivalisent de platitude, de Gabriel Rispal à Henri de Miller ou à Jean Cardot, seul sculpteur à avoir, de son vivant, trois statues sur le sol parisien, Thomas Jefferson, Winston Churchill et Charles de Gaulle. S’il est en effet une constante de Paris au fil du siècle, quels que soient les commanditaires, c’est d’avoir systématiquement préféré à Giacometti, Rodin ou Brancusi la médiocrité d’artistes inventeurs de sculptures insipides. A ce compte-là, Jeff Koons s’impose sans doute pour continuer une série qui commence avec le Rodin de Falguière, que nul ne regarde jamais tant il est académique et insignifiant.
Certes, comme l’écrivait Théophile Gautier,
« Tout passe.
– L’art robuste
Seul a l’éternité.
Le buste
Survit à la cité »,
Mais il ne suffit pas qu’une sculpture soit présente matériellement pour exister dans l’esprit du promeneur qui la découvre. Et la monumentalisation, qui confond la juste échelle d’une création à la dimension colossale des sapins de Noel démesurément agrandis, heurte le bon sens et la décence plus qu’elle ne marque la conscience et le cœur. Elle frappe nos regards mais ne nous touche pas, elle sature et encombre l’espace au lieu de le rendre habitable et humain. Par quelles modalités la sculpture pourrait-elle ainsi façonner l’espace de nos cités ? En se tenant en retrait, en n’imposant que son sens de la réserve et de la mesure. En révélant aussi les liens qui unissent la forme sculptée à l’invention végétale, l’arbre et la statue. En se faisant surtout lieu d’accueil , de partage, en donnant à chacun une juste et réelle place.
Il y a quelques jours on a pu découvrir à Ajaccio un tel lieu, qu’on a montré sur tous les écrans à l’occasion de l’hommage à Claude Erignac du 6 février, mais sans qu’on ne puisse jamais voir et connaître l’œuvre qui crée véritablement l’espace. C’est une installation, une stèle pourrait-on dire, 1 homme – 1 place réalisée par Emmanuel Saulnier avec l’aide de Sébastien Gschwind, sur le lieu même où fut assassiné il y a 20 ans le préfet Claude Erignac. 1 homme – 1 place, un chiffre et deux mots gravés dans le sol devant un olivier planté au centre de la place créée sur le lieu même de l’assassinat. A ce dispositif s’ajoutent des bancs placés sur les côtés pour qu’on puisse s’arrêter un instant, se souvenir, méditer ou échanger avec tel ou tel passant.
L’horizontalité de la stèle 1 homme – 1 place répond à la verticalité fragile et tortueuse de l’olivier. Et l’œuvre dit aussi cela : ce n’est pas le bronze ou le granit qui feront mémoire, mais nous-mêmes, si nous y prenons attention. Et nulle sculpture, nulle forme, nulle matière ne peut combler le vide que laisse un être humain tué, blessé. La fragile installation est confiée à l’entretien de tous, au fil des années à venir. Et la fragilité paraît ici condition même de la pertinence de l’œuvre.
Halte aux colosses de granit ou de bronze ! Dans le tumulte de nos villes, de nos vies, est plus que jamais indispensable une sculpture anti-spectaculaire, discrète, fragile.
Paul-Louis Rinuy