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« C’est beau dehors » avec Elisabeth Ballet au Domaine de Kerguéhennec

Le Domaine de Kerguéhennec célèbre le 30ème anniversaire de son parc de sculptures. A cette occasion, ce haut lieu de la sculpture, reconnu sur la scène internationale, revisite la notion de « Paysage » à travers l’exposition « Paysages contemporains ». Paysages au pluriel car sont abordés différents types de paysages, et contemporains car, pour paraphraser une célèbre formule, « il n’est de paysage que contemporain ». L’exposition présentée jusqu’au 6 novembre 2016, investit la totalité des espaces (château, écuries, orangerie, parc) et présente, entre autres, des œuvres des artistes de la collection du parc. Elisabeth Ballet est l’un d’eux. Paul-Louis Rinuy nous raconte la rencontre qu’il avait faite en 2005 avec l’œuvre "Trait pour Trait' de l’artiste française dans le parc du Domaine de Kerguéhennec...
Publié le 12 septembre 2016
Écrit par Paul-Louis Rinuy
Longtemps, j’ai cheminé, erré dans le parc de Kerguéhennec sans la trouver. D’autres présences, d’autres oeuvres apparaissaient, s’imposaient à mes yeux.

Il faisait chaud, c’était en juillet, la forêt était hospitalière, le temps me manquait. Il m’a fallu revenir en arrière, emprunter d’autres sentiers, demander mon chemin, repartir, me perdre, me reperdre, encore. Découragement, surprise, déception, énervement, et enfin cette forme au loin que je distingue mal. Trait pour trait, me voici face à l’oeuvre d’Élisabeth Ballet que je cherchais : ce n’était que cela, une cage pas même brillante au soleil, un espace vide dans cette clairière naturelle, un enclos qui ne protège rien. Mais, une fois la porte franchie et refermée, lorsque je me suis trouvé dans ce disque de 11,50 m de diamètre, j’ai peu à peu vu se dessiner différemment la végétation alentour, se constituer autour de l’oeuvre, hors de l’oeuvre, par-delà ses transparentes clôtures, un autre monde. Trait pour trait, que signifie ce titre qui sonne à mes yeux en forme d’énigme ?

Trait pour Trait d’Elisabeth Ballet au Domaine de Kerguéhennec, Locminé, depuis 1993, acier inoxydable, 500x1150x1150cm

Je trouve dans ces mots la précision, la rigueur d’un travail « trait pour trait » qui, à l’instar d’un « pourtrait  », d’un « portrait » classique, fait de l’oeuvre l’analogue de son référent. Trait pour trait n’est pour moi ni un simple objet ni une installation, mais elle constitue, par essence, une sculpture car elle est une création « porte-regard » qui intensifie la présence de ce qu’elle dévoile, qui révèle le site dans lequel elle s’insère. Il faut du temps pour trouver l’oeuvre, du temps pour se retrouver dans l’oeuvre, il faut surtout consentir à se perdre, abandonner l’idée d’une forme parfaite, close sur elle-même, et accepter l’inattendu d’une rencontre. Ici et maintenant, après avoir marché longtemps, regardé longuement, que puis-je voir, que puis-je trouver, que puis-je penser ? Comment nous orienter, diriger nos pas et notre action face à cette Perte des sens, que diagnostique Ivan Illich dans son dernier livre (1) qui me paraît si actuel, si crucial aujourd’hui ?

Travelling, Elisabeth Ballet, 2003-2004, Diamètre 28,80/H 0,25m, Acier, peinture réfléchissante, CUB Bordeaux, carrefour UNITEC, Pessac

La sculpture d’Élisabeth Ballet est une invitation à se déplacer, se défamiliariser avec le monde, comme dans cette récente intervention à Pessac, Travelling (2004) en contrepoint du tramway de Bordeaux, où elle a placé au sol un palindrome, un texte latin, qu’on regarde plus qu’on ne peut le lire tant le jeu des lettres y est serré et la phrase rebelle à toute interprétation facile. Le texte s’impose comme un ensemble compact de lettres en relief, un tissu – le textum est en latin ce qui est tissé – presque indéchiffrable, comme un sens à jamais perdu peutêtre, mais sans nostalgie, sans utopie. Juste un conseil ironique, illisible : « Sole medere pede ede perede melos », qu’on peut traduire par « Solitaire, soigne-toi par la poésie, compose, recompose tes chants ! »

« C’est beau dehors »

En 2004, dans la configuration si particulière de la galerie Cent8 à Paris, dans cette enfilade de salles étroites, Élisabeth Ballet a choisi de nommer son exposition Beautiful outside, « c’est beau dehors ! » Elle y exposait un long dessin, une frise, représentant des personnages en train de méditer, de réfléchir ; et l’intériorité de ces regards semblait ouvrir vers un autre lieu, un ailleurs qu’invente la pensée humaine. On se souvient de la célèbre exclamation d’Arthur Rimbaud, dans Une saison en enfer, qui inaugure la quête toujours contemporaine de notre « vrai lieu » : « La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde ». Que ces phrases s’entendent de manière métaphysique ou plus simplement psychologique, elles invitent à un départ, au déplacement – du regard comme de la personne – du dedans vers le dehors (2).

Et la sculpture est précisément cet art qui crée un dedans et un dehors . « La sculpture est un objet que l’on ne peut pas traverser, explique Élisabeth Ballet. Son emplacement, au sol, au mur, ou en suspension, soustrait une portion d’espace « privé » à l’espace « public ». Il y a un dedans, il y a un dehors. Les sculptures que je construis sont souvent transparentes, matériellement et spirituellement. Au premier coup d’oeil, elles montrent tout de leur construction. Transparentes ou percées de part et d’autre, elles sont fabriquées simplement. En faire le tour change le point de vue, cela apporte de la durée, du temps réel. La marche fait penser »(3).
 

Leica, Elisabeth Ballet, 2004, Centre Pompidou, Collection Fonds national d’art contemporain, ministère de la culture et de la communication, plexiglas 180x980x83cm. Diaporama, bande sonore, sculpture verte

« C’est beau dehors », aurais-je d’autant plus envie de répéter que la pièce maîtresse de l’exposition était une construction en plexiglas Leica, qui nous conviait à une expérience singulière. Remarquable par sa longueur, sa transparence et sa structure en boucle, ce corridor transparent dans lequel nous ne pouvions entrer nous invitait à en faire le tour, selon une logique strictement répétitive. Certes, le pictogramme qui paraissait s’échapper du plexiglas semblait indiquer une fuite, une sortie possible mais la forme même de l’oeuvre refusait catégoriquement cette issue. Et nous étions engagés dans l’incessante reprise de la marche autour de l’oeuvre.

Quoi de plus efficace, sans doute, pour la sculpture que cette manière, primitive, de l’appréhender ? La tridimensionnalité de la ronde-bosse refuse le plan et la vision unique, elle suppose une multiplicité de points de vue et exige donc du spectateur qu’il se déplace, qu’il marche. Mais à quoi bon marcher, si le dedans, quoique visible par transparence, reste inatteignable, si la boucle doit se répéter sans fin ? La question s’impose d’autant plus qu’elle exige, non une réponse théorique ou rationnelle, mais un choix en acte, en mouvement, un pari fondé sur sa seule gratuité. « C’est beau dehors ! », l’exclamation sonne par opposition au monde de la galerie, du musée, allons y voir, allons goûter le monde, vivons l’espace, marchons, regardons, trouvons notre voie !

L’espace et le lieu

D’autres pièces proposent une expérience de l’espace tout aussi féconde et paradoxale. Je pense à ces couloirs de BCHN – autre titre étrange et énigmatique – installé en 1997 à l’ARC, au-dessus du Musée d’art moderne de la ville de Paris. Je songe à ces sols de moquette rouge, ou de bois sur lesquels le pas sonne clair, aux variations de lumière selon les lieux précis, à ces surprises, à cette déambulation qui nous fait passer d’un lieu dans un autre. « À chaque passage, on doit sans cesse réajuster sa perception, se remettre en harmonie avec ce qui nous entoure », précise Élisabeth Ballet (4). Le spectateur, le passant, se fait ainsi passeur (5) d’une rive à l’autre, et il lui revient la tâche d’achever l’oeuvre, de la vivre, de la faire résonner par rapport à son propre corps, à ses déplacements, à ses rêves.

BCHN, Elisabeth Ballet, au Musée d’art Moderne de la Ville de Paris, 1997 ©Marc Domage

Contrôle 3, qui fut présenté au Carré d’art de Nîmes en 2002, invite à une déambulation fort différente, à une autre démarche. L’installation offre au spectateur-promeneur le vaste sol du musée recouvert de sable, pour y recueillir toutes ces empreintes (6). Et la série de ces empreintes constitue une sculpture éphémère que viendront tout à l’heure effacer de nouveaux pas, de nouveaux parcours. En opposition à cette incessante réinvention formelle se tient au centre un vaste cube de plexiglas teinté, réalisé à une échelle qui rappelle celle du corps humain, et qui enclôt un lit de sable immaculé, intouchable. Ici encore se trouve le thème de la transparence et de l’obstacle, de l’inatteignable, de la sculpture comme expérience physique de la barrière et du parcours, d’un lieu qui nous invite, en raison de ses limites mêmes, à ce que j’appellerais une évasion du monde par le dedans.

Contrôle 3, Elisabeth Ballet, 1996-2002, Nîme – Plexiglas 171x250x150cm ©Florian Kleinefenn 

La sculpture transforme l’espace abstrait de nos concepts et nos théories en un lieu réel, un lieu où nous pouvons vraiment marcher, vivre, penser, un monde de sensations et d’interdits, un désert propre à accueillir et susciter tous les désirs.

Paul-Louis Rinuy


Dans l’exposition actuelle « Paysages contemporains« , Elisabeth Ballet présente « Emmanuelle » dans les Ecuries du Domaine de Kerguéhennec. Avec « Emmanuelle », l’artiste « questionne les différents états de la sculpture, ceux de projet, de dessin, de volume, de modèle et de matière ; pose le problème du point de vue externe à l’objet et du point de fuite interne à sa construction. » (extrait du texte de Elisabeth Molin).

Pour en savoir plus sur l’exposition et en obtenir les informations pratiques consultez ici l’agenda de Narthex dédié à cette actualité. 



Née en 1956 à Cherbourg, Élisabeth Ballet travaille à Paris et y enseigne, à l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs. Depuis Trait pour trait (1993, Domaine de Kerguéhennec), elle a reçu plusieurs commandes publiques, entre autres pour le Tramway d’Orléans (2001) et celui de Bordeaux (2004). Elle expose régulièrement sur la scène nationale et internationale, de la Biennale de Venise en 1988 au Musée national d’art moderne ou à Berlin et New York, et présente régulièrement ses travaux à la Galerie Cent8, 108 rue vieille du Temple, Paris 3e.  Le site de l’artiste www.elisabethballet.net


1) Ivan Illich, La perte des sens, traduction française, Paris, Fayard, 2004.
2) Voir à ce sujet les analyses subtiles de Michel Gauthier, notamment « L’oeuvre comme enclos et la sculpture comme clôture », in L’anarchème, Genève, 2002.
3) Elisabeth Ballet, « Je travaille avec les contraintes », Propos recueillis par Anaïde Demir, Journal des arts, n° 186, 6-19 février 2004
4) BCHN Elisabeth Ballet, catalogue d’exposition, Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, 1997, non paginé.
5) Voir, à ce sujet, Hans-Ulrich Obrist, « Trigger », dans le catalogue cité ci-dessus.
6) Voir Vie privée. Elisabeth Ballet, catalogue d’exposition, Musée d’art contemporain de Nîmes, 2002, notamment l’essai de Michel Gauthier, « De la relativité des places (Leçon d’Emmanuelle) ».

Article extrait des Chroniques d’art sacré, numéro 83, 2005, ©SNPLS

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