Le Sermon 18 de Maître Eckhart porte sur le récit évangélique rapporté par Luc (7, 11-15), la résurrection du fils de la veuve de Naïm :
11 Par la suite, Jésus se rendit dans une ville appelée Naïm. Ses disciples faisaient route avec lui, ainsi qu’une grande foule. 12 Il arriva près de la porte de la ville au moment où l’on emportait un mort pour l’enterrer ; c’était un fils unique, et sa mère était veuve (…) 14 Il s’approcha et toucha le cercueil (…) et Jésus dit : « Jeune homme, je te l’ordonne, lève-toi. » 15 Alors le mort se redressa et se mit à parler (…)
Le sermon estompe le visage éploré de la mère ou l’expression de compassion du Christ pour se centrer sur la toute-puissance de la Parole divine : « Le jeune-homme se leva et commença à parler de l’égalité qui était en lui avec la Parole (éternelle) parce que c’était par la Parole éternelle qu’il était ressuscité. » Cette thématique de la Parole introduit et clôt la méditation :
« A ce fils mort, Notre Seigneur dit : « Je te le dis, jeune homme, lève-toi ! » La parole éternelle, la parole vivante, en qui vivent toutes choses et qui maintient toutes choses, prononça la vie dans le mort « et il se leva et commença à parler ».
Quand le Verbe parle dans l’âme, et que l’âme répond dans le Verbe vivant, le Fils devient vivant dans l’âme (…)
Les paroles ont aussi une grande puissance ; on pourrait opérer des merveilles avec des paroles. Toutes les paroles tiennent leur puissance de la première Parole (…) Puisque l’égal a tant de pouvoir sur son égal, l’âme doit dans sa lumière naturelle s’élever vers le plus haut et le plus pur, pénétrer ainsi dans la lumière angélique, avec la lumière angélique parvenir dans la lumière divine et se situer ainsi entre les trois lumières à la croisée des chemins, dans la hauteur où les lumières se rencontrent. Ici, la Parole éternelle prononce en elle la vie. Ici l’âme devient vivante et répond à la Parole.
Que Dieu nous aide à y parvenir et à répondre dans la Parole éternelle. Amen. »
Certains termes de l’évangile vont prendre un sens allégorique, tels ceux de la ville et de la porte. « Or je dis : « Il alla dans la ville. » Cette ville est l’âme qui est bien ordonnée et fortifiée, mise en garde contre les faiblesses, qui a exclu toute multiplicité, est une et bien fortifiée dans le salut par Jésus, entourée de murs et enveloppée par la lumière divine. » L’image biblique de la ville sainte et fortifiée est une métaphore filée de l’âme : l’âme s’élève dans l’Esprit jusqu’au Fils qui la mène au Père, comme à l’expression dernière de l’unité.
Une autre image se greffe sur celle de la ville, c’est la porte. Selon les coutumes funéraires de l’époque, les morts étaient portés à l’extérieur des murs de la ville : « Là on parvient sous « la porte » par laquelle on faisait sortir le mort. » Le terme prend d’emblée un sens allégorique : « sous la porte c’est-à-dire dans l’amour et l’unité ».
« J’ai dit récemment au sujet de la porte d’où Dieu se diffuse, que c’était sa bonté. Mais l’être est ce qui subsiste en soi-même et ne diffuse pas à l’extérieur ; au contraire, il se diffuse en lui-même. Mais c’est l’unité qui subsiste en soi-même en tant qu’Un, séparé de toutes choses, et qui ne se communique pas à l’extérieur. Mais la bonté est ce en quoi Dieu se diffuse et se communique à toutes les créatures. L’Etre est le Père, l’Unité est le Fils avec le Père, la Bonté est l’Esprit-Saint. Or l’Esprit-Saint prend l’âme, “la ville sainte”, dans ce qu’elle a de plus pur et de plus élevé, et l’emporte en haut dans son origine, qui est le Fils, et le Fils la porte plus haut dans sa propre origine, c’est-à-dire dans le Père, dans le fond, le Principe où le Fils a son être, là où la Sagesse éternelle “trouve également son repos dans la ville consacrée et sainte”, dans le plus intime. »
Puis maître Eckhart joue sur les étymologies de Naïm : les expressions de “fils de la colombe” et de “simplicité” mettent en valeur l’idée d’humilité, vertu cardinale qui seule permet l’union de l’âme en Dieu.
« Or il dit : « Notre Seigneur alla à la ville de Naïm. » Naïm signifie “fils de la colombe” et veut dire “simplicité”. L’âme ne doit jamais reposer dans sa puissance, jusqu’à ce qu’elle devienne totalement une en Dieu. »
Maître Eckhart poursuit son sermon : « “Naïm” veut dire aussi “une eau courante” et signifie que l’homme ne doit pas se laisser porter aux péchés et aux défaillances. « Les disciples » sont la lumière divine, qui doit s’écouler à flots dans l’âme. « La grande foule », ce sont les vertus, dont j’ai récemment parlé. L’âme doit s’élever avec un désir ardent et dans les grandes vertus dépasser de beaucoup la dignité des anges. Là on parvient sous « la porte », c’est-à-dire dans l’amour et l’unité, la “porte” par laquelle on faisait sortir le mort, le jeune homme, fils d’une veuve. Notre Seigneur s’approcha et toucha ce sur quoi gisait le mort. Comment il s’approcha et le toucha, je n’en parle pas, mais bien de ce qu’il dit « Lève-toi, jeune homme ! »
L’étymologie de Naïm “eau courante” nous conduit de la métaphore du flux de l’eau à celle des flots de lumière divine dans l’âme que répandent les disciples. L’âme peut alors entreprendre son ascension jusqu’à l’union à Dieu.
Ainsi ce sermon témoigne des caractéristiques propres à l’exégèse médiévale, dont le sens est par définition multiple : physique, allégorique, moral, spirituel.
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* « La lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas arrêtée. » (Jean 1, 5).
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Référence : Traduction par J. Ancelet-Hustache, Paris, éd. du Seuil, 197l, tome I.