Ce sermon 11 de Jean Tauler est bâti sur une comparaison entre les tentations qui poursuivent le débutant dans la vie spirituelle et une meute de chiens de chasse à courre, comme on en rencontrait fréquemment au Moyen Age. Cette chasse médiévale est si bien décrite qu’on oublierait presque l’enjeu de l’homélie ! C’est un véritable récit de roman de chevalerie, où la horde de sept forts mâtins vigoureux et agiles est lancée à la poursuite du cerf jusqu’à l’hallali. Le cerf est saisi au ventre par un des chiens, mais, par un retournement de situation, il décapite le chien contre un arbre. Ainsi le débutant doit-il « briser la tête » de ses tentations à l’arbre de la Croix.
De même que le cerf est chassé par les chiens, ainsi le débutant est-il chassé par les tentations. Dès qu’il se détourne du monde, il est en particulier pourchassé avec ardeur par sept forts mâtins vigoureux et agiles. Ce sont les sept péchés capitaux. Ils le chassent avec de fortes et grandes tentations bien plus qu’au temps où il vivait encore dans le monde. Car alors les tentations le prenaient par surprise, maintenant il se rend compte de leur poursuite, suivant la parole de Salomon : « Mon fils, quand tu commences à servir Dieu, prépare aussi ton cœur contre les tentations. » Plus cette chasse est vive et impétueuse, plus grande devrait être notre soif de Dieu, et l’ardeur de notre désir. Parfois il arrive qu’un des chiens rattrape le cerf et s’accroche, avec ses dents, au ventre de la bête. Quand alors le cerf ne peut se débarrasser du chien, il l’entraîne avec lui près d’un arbre et le frappe si fort contre l’arbre, qu’il lui brise la tête et ainsi s’en délivre… Voilà précisément ce que l’homme doit faire. Quand il ne peut se rendre maître de ses chiens, de ses tentations, il doit, en grande hâte, courir à l’arbre de la croix et de la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ, et là, y cogner son chien, c’est-à-dire sa tentation, et lui briser la tête. Cela veut dire que, là, il triomphe de toute tentation et s’en délivre complètement (…)
Et de même que le cerf, à chaque reprise de la chasse, s’échauffe davantage et sent augmenter et grandir sa soif, ainsi en devrait-il être en vérité de l’homme. Il devrait sentir s’augmenter toujours davantage sa ferveur et s’éveiller en lui une vraie soif de Dieu ; c’est ainsi que chaque tentation devrait l’attirer, le pousser vers Dieu, où il ne trouverait que vérité et paix, justice et consolation.
Il est intéressant de rapprocher ce sermon de Jean Tauler du Livre de chasse de Gaston Phébus (1331-1391), comte de Foix, grand chasseur, administrateur avisé et mécène. Il compose ce traité de vénerie enluminé entre 1387 et 1389. Il considère la chasse au cerf comme la plus noble des chasses et décrit ainsi les qualités de l’animal : « Le cerf est plus sage en deux choses qu’aucun homme ou qu’aucune bête au monde : l’une est l’aptitude à goûter, car il a meilleur goût et mieux savoure et sent les bonnes herbes et feuilles et autres pâtures, qui lui sont profitables, que ne fait homme du monde, ni bête qui soit ; l’autre est qu’il a plus de sagesse et de malices à garantir sa vie que nulle autre bête ou homme, car il n’y a nul si bon veneur qui puisse concevoir les malices et subtilités qu’un cerf sait faire, ni il n’est ni si bon veneur ni si bons chiens qui souvent ne soient trompés en voulant forcer le cerf ; et c’est par son sens, sa malice et sa subtilité. » Dans le prologue de son ouvrage, Gaston Phébus montre que l’exercice de la chasse est un art de vivre et ouvre les portes du Paradis à condition de ne jamais méconnaître Dieu et de ne jamais sacrifier à cette passion les devoirs de sa charge.
Cependant la chasse n’est pour Jean Tauler qu’une métaphore filée. La compréhension de l’image de la croix vers laquelle on se réfugie est complétée par le Sermon 61.
Chaque homme doit, par amour, reproduire, dans tout ce qu’il fait, l’image de la croix et de Jésus crucifié. Veux-tu dormir ? Étends-toi sur la croix, imagine-toi, en la désirant, que le sein plein d’amour du Seigneur est ton lit ; son doux cœur, ton oreiller ; ses bras pleins de tendresse, ta couverture. Ses bras étendus, si largement ouverts, doivent être ton refuge dans toutes tes détresses intérieures et extérieures, et tu y trouveras une protection plus que suffisante (…) Représente-le ainsi en toi et toi en Lui. Que sert, en effet, de dire simplement qu’on pense à Notre Seigneur et qu’on le prie, si l’on n’entre pas dans le divin modèle en souffrant et en l’imitant.
Martine Petrini-Poli