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Sermon 1 de Maître Eckhart

Johannes Eckhart von Hochheim, dit Maître Eckhart (1260-1328), est un dominicain allemand du XIVe siècle. « Il est le fondateur du courant de la « mystique rhénane », dont nous vous proposons ici d'en étudier la substance.
Publié le 05 octobre 2017
Écrit par Martine Petrini-Poli

« (…) J’ai dit en outre que Notre-Seigneur parla ainsi à ceux qui offraient des tourterelles (au Temple) : « Emportez cela, enlevez cela ! » Il ne repoussa pas les gens, il ne les réprimanda pas beaucoup, mais il leur parla avec bienveillance : « Emportez cela ! » comme s’il voulait dire : ce n’est pas mal, et cependant cela crée des obstacles à la vérité pure. »

Le sermon 1 de maître Eckhart porte le sous-titre latin du verset 12, chapitre 10 de Saint Matthieu :

« Intravit Iesus in templum Dei,
et eiciebat omnes vendentes et ementes;
(et mensas nummulariorum,
cathedras vendentium columbas evertit.)
 »

« Jésus entra dans le temple de Dieu,
et il chassait tous ceux qui vendaient et achetaient,
(et il renversa les tables des changeurs,
les sièges de ceux qui vendaient des colombes.)
 »

« Ces gens, écrit Maître Eckhart, sont tous des gens de bien qui accomplissent leurs œuvres uniquement pour Dieu et n’y cherchent pas leur bien propre, qui sont pourtant attachés à leur propre moi, au temps et au nombre, à l’avant et à l’après. Dans ces œuvres, un obstacle s’oppose pour eux à la suprême vérité : ils devraient être libres et dégagés comme est libre et dégagé Notre-Seigneur Jésus-Christ qui, en tout temps et hors du temps, se reçoit sans cesse de nouveau de son Père céleste et, en ce même instant sans cesse s’enfante parfaitement en retour avec une louange reconnaissante dans la grandeur paternelle, en égale dignité. »

Arcabas, Jésus chasse les marchands du Temple (Marc 11,15-19) à l’église Notre-Dame-des-Neiges à l’Alpe d’Huez (Isère) © Arcabas / ADAGP

Les marchands du Temple sont présentés par Maître Eckhart avec un sens symbolique plus général que celui du commerce dans un lieu sacré. Ils représentent l’homme dans ses activités profanes, soucieux de son rang social, de ses préoccupations temporelles et matérielles. Toutes ces choses ne sont pas mauvaises en elles-mêmes, mais elles peuvent être des obstacles au don divin, à la grâce divine. Ces obstacles, ce sont les tourterelles emprisonnées dans leurs cages. Or, ce que veut faire comprendre Johannes Eckhart, c’est l’attitude de réceptivité de l’homme à la grâce.

Nous comprenons que, pour Maître Eckhart, la liberté est le détachement du propre moi, du temps, de l’avant et de l’après. C’est le fait de se déprendre de soi pour se recevoir du Père, tout en s’enfantant soi-même, à l’imitation de Jésus-Christ. Eckhart nous décrit ainsi l’essence-même de Dieu, qui n’a de cesse de nous communiquer son Etre.

D’où le parallélisme de construction syntaxique : « L’homme devrait être ainsi qui voudrait se rendre accessible à la plus haute vérité et y vivre sans avant et sans après, sans être entravé par toutes les œuvres et toutes les images dont il a jamais eu connaissance, dégagé et libre, recevant sans cesse à nouveau en ce maintenant le don divin, et en retour l’enfantant sans obstacle dans cette même lumière en Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec une louange reconnaissante. Ainsi les tourterelles seraient parties, c’est-à-dire les obstacles et l’attachement au bien propre en toutes ces œuvres (…). »

Giotto, Le Christ chassant les marchands du temple, Chapelle des Scrovegni, Padoue

Nous réalisons par là ce que peut être la vie trinitaire, ce perpétuel jaillissement créatif qui se reçoit sans cesse et enfante spirituellement à son tour, libre, joyeux et lumineux. Or c’est à cette vie divine qu’il est proposé à l’homme d’être associé. Cependant, Maître Eckhart nous rappelle que « l’homme devient par grâce ce que Dieu est par nature. »

Aussi faut-il, pour que l’homme soit réceptif à cette grâce, que son âme, Temple de l’Esprit, soit vide et accueillante : « Voyez, il n’y avait là plus personne que Jésus seul et il commença à parler dans le Temple. Voyez, sachez-le en vérité ! si quelqu’un d’autre que Jésus seul veut parler dans le temple, c’est-à-dire dans l’âme, Jésus se tait comme s’il n’était pas chez lui, et il n’est pas non plus chez lui dans l’âme, car elle a des hôtes étrangers avec lesquels elle parle. Mais si Jésus veut parler dans l’âme, il faut qu’elle soit seule et qu’elle se taise elle-même si elle veut entendre parler Jésus. Ah ! et alors il entre et commence à parler. Que dit le Seigneur Jésus ? Il dit ce qu’il est. Qu’est-il donc ? Il est le Verbe du Père. Dans ce même Verbe, le Père s’exprime lui-même et toute la nature divine, et tout ce que Dieu est et tel qu’il le connaît, et il le connaît tel qu’il est (…). »

Ce sermon renouvelle ainsi l’interprétation des marchands du temple, qui deviennent une métaphore de l’homme. Le texte est parfaitement structuré, il traite d’abord des obstacles à la grâce, puis des conditions de silence et de solitude en Dieu pour l’obtenir, enfin des fruits recueillis : « Quand l’esprit reçoit cette puissance dans le Fils et par le Fils, il progresse lui-même puissamment, en sorte qu’il devient semblable et puissant dans toutes les vertus, et en toute parfaite pureté, si bien que ni joie ni souffrance, ni tout ce que Dieu a créé dans le temps n’est capable de troubler l’homme et que, bien plutôt, il y demeure puissamment comme en une force divine à l’égard de laquelle toutes choses sont petites et impuissantes (…).

Quand Jésus se révèle avec cette plénitude et cette douceur et s’unit à l’âme, l’âme reflue avec cette plénitude et cette douceur en elle-même et au-dessus d’elle-même et au-dessus de toutes choses par la grâce, avec puissance et sans intermédiaire, dans sa première origine. Alors l’homme extérieur obéit à l’homme intérieur jusqu’à sa mort, et il est alors en tout temps dans une paix constante au service de Dieu. »

Martine Petrini-Poli

 

Traduction des extraits de Maître Eckhart :  J. Ancelet-Hustache, Paris, éd. du Seuil, 1971.

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