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Livre III, chapitre 55 de l’Imitation de Jésus-Christ, De la corruption de la nature, et de l’efficacité de la grâce divine

L'Imitation de Jésus-Christ, en latin « Imitatio Christi », est un best-seller médiéval du mystique allemand Thomas a Kempis. Au fil des semaines, vous êtes invités à en découvrir quelques extraits choisis. Intitulé « Vie Intérieure », le Livre III, dont nous étudions aujourd'hui le chapitre 56, est une réflexion sur le débat théologique de la nature et de la grâce. Reprenant les idées de saint Augustin, Thomas a Kempis considère que le salut de la nature ne repose que sur la grâce du Christ.
Publié le 05 septembre 2019
Écrit par Martine Petrini-Poli

La nature humaine a connu deux états, une nature juste et droite et une nature corrompue par le péché originel. Seule la grâce du Christ peut sauver cette nature malade.

Le dernier chapitre du Livre III de l’Imitation de Jésus-Christ de Thomas a Kempis s’inscrit dans le débat théologique de la nature et de la grâce, amorcé par saint Paul et formulé par saint Augustin en 415 dans De Natura et gratia. Il y réfutait les thèses du De Natura de Pélage, qui insistait sur la bonté de la nature, le pouvoir de la nature humaine de faire le bien et la nécessaire liberté, remettant en cause le rôle salvateur du Christ. Thomas a Kempis reprend les principales idées de saint Augustin : la nature humaine a connu deux états, une nature juste et droite et une nature corrompue par le péché originel. Seule la grâce du Christ peut sauver cette nature malade.

1. Seigneur mon Dieu, qui m’avez créé à Votre image et à Votre ressemblance, accordez-moi cette grâce dont Vous m’avez montré l’excellence et la nécessité pour le salut, afin que je puisse vaincre ma nature corrompue, qui m’entraîne au péché et dans la perdition. Car je sens en ma chair la loi du péché qui contredit la loi de l’esprit (Rom. 7, 23), et m’asservit aux sens pour que je leur obéisse en esclave ; et je ne puis résister aux passions qu’ils soulèvent en moi, si Vous ne me secourez, en ranimant mon coeur par l’effusion de Votre sainte grâce.

2. Votre grâce, et une grâce très grande, est nécessaire pour vaincre la nature, inclinée au mal dès l’enfance (Gen. 8, 21). Car, déchue en Adam, notre premier père, et dépravée par le péché, cette tache passe dans tous les hommes, et ils en portent la peine, de sorte que cette nature même, que Vous avez créée dans la justice et dans la droiture, ne rappelle plus que la faiblesse et le dérèglement d’une nature corrompue, parce que, laissée à elle-même, son propre mouvement ne la porte qu’au mal et vers les choses de la terre.

Fra Angelico, Conversion de saint Augustin, tempera sur panneau, c. 1430-1435, musée Thomas Henry, Cherbourg © wikimedia commons

Le peu de force qui lui est resté est comme une étincelle cachée sous la cendre. C’est cette raison naturelle, environnée de profondes ténèbres, sachant encore discerner le bien du mal, le vrai du faux, mais impuissante à accomplir ce qu’elle approuve, parce qu’elle ne possède pas la pleine lumière de la vérité, et que toutes ses affections sont malades.

Je découvre la voie de la perfection, et je vois clairement ce que je dois faire. Mais accablé du poids de ma corruption, je ne m’élève à rien de parfait.

3. De là vient, mon Dieu, que je me réjouis en Votre loi selon l’homme intérieur (Rom. 7, 22), reconnaissant que Vos commandements sont bons, justes et saints (Rom. 7, 12), qui condamnent tout mal et détournent du péché. Mais, dans ma chair, je suis asservi à la loi du péché (Rom. 7, 25), obéissant plutôt aux sens qu’à la raison, voulant le bien et n’ayant pas la force de l’accomplir (Rom. 7, 18). C’est pourquoi souvent je forme de bonnes résolutions ; mais la grâce qui aide ma faiblesse venant à manquer, au moindre obstacle je cède et je tombe. Je découvre la voie de la perfection, et je vois clairement ce que je dois faire. Mais accablé du poids de ma corruption, je ne m’élève à rien de parfait.

Telle est l’excellence de cette grâce, que ni le don de prophétie, ni le pouvoir d’opérer des miracles, ni la plus haute contemplation, ne doivent être comptés pour quelque chose sans elle.

4. Oh ! que Votre grâce, Seigneur, m’est nécessaire, pour commencer le bien, le continuer et l’achever ! Car sans elle je ne puis rien faire ; mais je puis tout en Vous, quand Votre grâce me fortifie (Phil. 4, 13). Ô grâce vraiment céleste, sans laquelle nos mérites et les dons de la nature ne sont rien ! Les arts, les richesses, la beauté, la force, le génie, l’éloquence, n’ont aucun prix, Seigneur, à Vos yeux, sans la grâce. Car les dons de la nature sont communs aux bons et aux méchants, mais la grâce ou la charité est le don propre des élus; elle est le signe auquel on reconnaît ceux qui sont dignes de la vie éternelle. Telle est l’excellence de cette grâce, que ni le don de prophétie, ni le pouvoir d’opérer des miracles, ni la plus haute contemplation, ne doivent être comptés pour quelque chose sans elle. Ni la foi, ni l’espérance, ni les autres vertus, ne Vous sont agréables sans la grâce et sans la charité.

Si je suis éprouvé, tourmenté par beaucoup de tribulations, je ne craindrai aucuns maux, tandis que Votre grâce sera avec moi. Elle est ma force, mon conseil, mon appui.


5. Ô bienheureuse grâce, qui rendez riche en vertus le pauvre d’esprit, et celui qui possède de grands biens, humble de cœur ! Venez, descendez en moi, remplissez-moi dès le matin de Votre consolation, de peur que mon âme, épuisée, aride, ne vienne à défaillir de lassitude. J’implore Votre grâce, ô mon Dieu ! je ne veux qu’elle ; car Votre grâce me suffit (II Cor. 12, 9), quand je n’obtiendrais rien de ce que la nature désire. Si je suis éprouvé, tourmenté par beaucoup de tribulations, je ne craindrai aucuns maux, tandis que Votre grâce sera avec moi. Elle est ma force, mon conseil, mon appui. Elle est plus puissante que tous les ennemis, et plus sage que tous les sages.

6. Elle enseigne la vérité, et règle la conduite ; elle est la lumière du coeur, et sa consolation dans l’angoisse ; elle chasse la tristesse, dissipe la crainte, nourrit la piété, produit les larmes. Que suis-je sans elle, qu’un bois sec, un rameau stérile qui n’est bon qu’à jeter ? Que Votre grâce, Seigneur, me prévienne donc et m’accompagne toujours ; qu’elle me rende sans cesse attentif à la pratique des bonnes œuvres : je Vous en conjure par Jésus-Christ, Votre Fils. Ainsi soit-il. (Oraison du 16e Dimanche après la Pentecôte)

Cette page aux accents augustiniens annonce les Pensées de Pascal et les Curiosités esthétiques, XV, XI de Baudelaire qui écrit : « La nature fut prise au XVIIIe siècle comme base, source et type de tout bien et de tout beau possibles. La négation du péché originel ne fut pas pour peu de chose dans l’aveuglement général de cette époque (…). Nous verrons que la nature n’enseigne rien, ou presque rien, c’est-à-dire qu’elle contraint l’homme à dormir, à boire, à manger, et à se garantir tant bien que mal, contre les hostilités de l’atmosphère. C’est elle aussi qui pousse l’homme à tuer son semblable, à le manger, à le séquestrer, à le torturer (…). C’est la philosophie (je parle de la bonne), c’est la religion qui nous ordonne de nourrir des parents pauvres et infirmes. La nature (qui n’est pas autre chose que la voix de notre intérêt) nous commande de les assommer (…) ».

Martine Petrini-Poli

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