L’influence augustinienne apparaît dans l’Imitation de Jésus-Christ, en particulier dans ce chapitre 22. Augustin est platonicien et il adhère à ce dualisme moral qui sépare le monde des Idées et le monde matériel terrestre. L’allégorie de la Caverne (Platon, La République, livre VII) rappelle ce dualisme et la misère de la condition humaine plongée dans les ténèbres. Dans ce Livre I, composé de 25 chapitres, qui a pour titre Avertissements utiles à la vie spirituelle (Admonitiones ad vitam spiritualem utiles), Thomas a Kempis développe une réflexion philosophique de la Misère de l’homme sans Dieu et de la Félicité de l’homme avec Dieu qui sera celle de Pascal dans ses Pensées.
Vous serez misérable si vous ne revenez vers Dieu
1. En quelque lieu que vous soyez, de quelque côté que vous vous tourniez, vous serez misérable si vous ne revenez vers Dieu. Pourquoi vous troublez-vous de ce que rien n’arrive comme vous le désirez et comme vous le voulez ? A qui est-ce que tout succède selon sa volonté ? Ni à vous, ni à moi, ni à aucun homme sur la terre. Nul en ce monde, fût-il roi ou pape, n’est exempt d’angoisses et de tribulations. Qui donc a le meilleur sort ? Celui, certes, qui sait souffrir quelque chose pour Dieu.
2. Dans leur faiblesse et leur peu de lumière, plusieurs disent : Que cet homme a une heureuse vie ! qu’il est riche, grand, puissant, élevé ! Mais considérez les biens du ciel, et vous verrez que tous ces biens du temps ne sont rien ; que toujours très incertains, ils sont plutôt un poids qui fatigue, parce qu’on ne les possède jamais sans défiance et sans crainte. Avoir en abondance les biens du temps, ce n’est pas là le bonheur de l’homme : la médiocrité lui suffit. C’est vraiment une grande misère de vivre sur la terre. Plus un homme veut avancer dans les voies spirituelles, plus la vie présente lui devient amère, parce qu’il sent mieux et voit plus clairement l’infirmité de la nature humaine et sa corruption. Manger, boire, veiller, dormir, se reposer, travailler, être assujetti à toutes les nécessités de la nature, c’est vraiment une grande misère et une grande affliction pour l’homme pieux qui voudrait être dégagé de ses liens terrestres, et délivré de tout péché.
3. Car l’homme intérieur est en ce monde étrangement appesanti par les nécessités du corps. Et c’est pourquoi le prophète demandait avec d’ardentes prières d’en être affranchi, disant : Seigneur, délivrez-moi de mes nécessités. Malheur donc à ceux qui ne connaissent point leur misère ! et malheur encore plus à ceux qui aiment cette misère et cette vie périssable ! Car il y en a qui l’embrassent si avidement, leur misère, qu’ayant à peine le nécessaire en travaillant ou en mendiant, ils n’éprouveraient aucun souci du royaume de Dieu s’ils pouvaient toujours vivre ici-bas.
4. O coeurs insensés et infidèles, si profondément enfoncés dans les choses de la terre qu’ils ne goûtent rien que ce qui est charnel ! Les malheureux ! ils sentiront douloureusement à la fin combien était vil, combien n’était rien ce qu’ils ont aimé. Mais les saints de Dieu, tous les fidèles amis de Jésus-Christ ont méprisé ce qui flatte la chair et ce qui brille dans le temps ; toute leur espérance, tous leurs désirs aspiraient aux biens éternels. Tout leur coeur s’élevait vers les biens invisibles et impérissables, de peur que l’amour des choses visibles ne les abaissât vers la terre.
Il faut passer par le feu et par l’eau, avant d’entrer dans le lieu de rafraîchissement
5. Ne perdez pas, mon frère, l’espérance d’avancer dans la vie spirituelle : vous en avez encore le temps, c’est l’heure. Pourquoi remettez-vous toujours au lendemain l’accomplissement de vos résolutions ? Levez-vous et commencez à l’instant, et dites : Voici le temps d’agir, voici le temps de combattre, voici le temps de me corriger. Quand la vie vous est pesante et amère, c’est alors le temps de mériter. Il faut passer par le feu et par l’eau, avant d’entrer dans le lieu de rafraîchissement. Si vous ne vous faites violence, vous ne vaincrez pas le vice. Tant que nous portons ce corps fragile, nous ne pouvons être sans péché, ni sans ennui et sans douleur. Il nous serait doux de jouir d’un repos exempt de toute misère ; mais en perdant l’innocence par le péché, nous avons aussi perdu la vraie félicité. Il faut donc persévérer dans la patience, et attendre la miséricorde de Dieu jusqu’à ce que l’iniquité passe et que ce qui est mortel en vous soit absorbé par la vie.
6. Oh ! qu’elle est grande la fragilité qui toujours incline l’homme au mal. Vous confessez aujourd’hui vos péchés et vous y retombez le lendemain. Vous vous proposez d’être sur vos gardes et une heure après vous agissez comme si vous ne vous étiez rien proposé. Nous avons donc grand sujet de nous humilier et de ne nous jamais élever en nous-mêmes, étant si fragiles et inconsistants. Nous pouvons perdre en un moment par notre négligence ce qu’à peine avons-nous acquis par la grâce avec un long travail.
7. Que sera-ce de nous à la fin du jour si nous sommes si lâches dès le matin ? Malheur à nous si nous voulons goûter le repos, comme si déjà nous étions en paix et en assurance, tandis qu’on ne découvre pas dans notre vie une seule trace de vraie sainteté ! Nous aurions bien besoin d’être instruits encore, et formés à de nouvelles mœurs comme des novices dociles, pour essayer du moins s’il y aurait en nous quelque espérance de changement et d’un plus grand progrès dans la vertu.
Martine Petrini-Poli