Voir toutes les photos

L’Horloge de la Sagesse d’Henri Suso, Livre I, chapitre 16 : Marie, printemps de l’âme

Nous poursuivons notre exploration de l'ouvrage "L'horloge de la sagesse" d'Henri Suso. Nous découvrons ici, dans cet extrait du long chapitre XVI, le double visage de Marie, image du bonheur de la Maternité et Mère de douleur au pied de la croix.
Publié le 13 décembre 2018
Écrit par Martine Petrini-Poli

Nous entrons dans la pure poésie et la prière contemplative, dans l’esprit des deux séquences liturgiques attribuées à Jacopone da Todi, poète franciscain : le Stabat mater dolorosa, devenu célèbre, et le Stabat mater speciosa, oublié dès le XVe siècle, qui décrit les joies de Marie au pied de la crèche. Franz Liszt sera un des rares compositeurs à réunir l’oratorio de Noël à celui de la Passion dans son oratorio Christus.

Mais écoutons Henri Suso :

Près de la croix de Jésus, sa Mère était debout (…).

Toute la bonté de la créature, comparée à ta dignité, est comme la faible lueur d’une lampe auprès de l’immense clarté du soleil : la divine Sagesse t’a si excellemment décorée de sa grâce et investie de si riche beauté que son incompréhensible sagesse, resplendissant en toi, nous est rendue plus désirable par son reflet en toi (…).

Considère, ô très claire Sagesse, ta glorieuse Mère. Regarde les yeux de cette très douce Mère, intercédant pour nous devant toi, ces yeux dont, te portant sur son sein, elle te contemplait si placidement ; ses joues roses sur lesquelles, avec une tendresse maternelle, elle pressait ton visage tendre. Ah ! ces bienheureuses lèvres dont, très fréquemment, elle baisa ta bouche bénie, tes yeux resplendissants, et, un à un, tous tes nobles membres ! Vois ces mains qui te servirent, ces seins très doux et bienheureux qui t’allaitèrent. Ô très pieuse douceur, vois, il n’est pas possible que, les regardant et t’en souvenant, tu refuses rien à ta Mère si grande, qui t’engendra, Seigneur du ciel, t’allaita, te soigna, t’éleva jusqu’à la croissance. Souviens-toi, elle te prie de tous les services et dons que, dans tes années d’enfance, tu reçus d’elle, lorsqu’elle te tenait, enfant délicat, sur ses genoux : tu tournais tes petits yeux riants vers elle, ta Mère, elle te caressait de ses bras très tendres, tu l’embrassais, elle te souriait ; par-dessus toutes les femmes, tu l’aimais très tendrement.

Vierge à l’Enfant, ivoire d’éléphant avec traces de peinture et de dorure, 1260-1280, collection Les Cloisters, New York

Commentaire de l’oeuvre : Peu de représentations de la Vierge à l’Enfant peuvent rivaliser avec cet exemple, majestueux et sensible, réalisé à Paris, principal centre de sculpture sur ivoire de l’époque gothique. Le visage de la jeune Vierge souligne sa tendresse envers l’Enfant Jésus. Ici, le travail est axé sur la mère humaine et aimante plutôt que sur la reine des cieux. La statuette était probablement placée dans un petit tabernacle architectural et fonctionnait comme un objet de dévotion privée.

Henri Suso compose son texte en diptyque, comme le poème liturgique médiéval de Jacopone da Todi : dans une même maternité, la Vierge connaît le bonheur et la douleur les plus extrêmes. Le miroir lumineux a son revers sombre, celui de la Passion. 

Souviens-toi de toutes les douleurs que, debout sous la croix, par pieuse affection de compassion, en son cœur de Mère elle souffrit.

Car, près de la croix, sa Mère était debout. Ô parole éveillant toute compassion ! Ô mon cœur, si les douleurs et afflictions d’un si bon Sauveur pendu à la croix doivent t’émouvoir jusqu’au fond, il convient pourtant par droit singulier que nous, jadis pécheurs enveloppés de ténèbres, nous compatissions spécialement du fond du cœur à une telle Mère debout près de la croix et souffrant à fond dans son cœur l’immense douleur de son Fils souffrant.

Anonyme, Nostre-Dame de Grasse, sculpture polychrome sur pierre calcaire, époque gothique, vers 1460-1480, Musée des Augustins, Musée des Beaux-Arts de Toulouse

Pourquoi choisir une Vierge à l’Enfant pour évoquer la Passion ? Le spectateur est d’abord ému par l’expression juvénile de Marie, sa délicate beauté dans sa robe bleue ajustée sur le haut du corps, ses yeux bleus et ses cheveux blonds ondulés. L’Enfant porte les mêmes boucles blondes et les yeux bleus. On est ensuite frappé par ce regard empreint d’une infinie mélancolie de la Vierge et par la tunique rouge carmin de l’Enfant qui se détourne de sa mère, deux signes en prélude à la Passion.

NOSTRE-DAME DE GRASSE, détail

« Si, dans une fuite de fin du monde, il me fallait n’emporter qu’une seule œuvre d’art, peinture ou sculpture, je ne me laisserais pas tenter par les plus célèbres, vues et revues cent fois avec la même délectation, une prédelle du Sassetta, un Vermeer, un Manet, non, sans hésiter, je choisirais : Notre-Dame de Grâce. Ravissante, elle ne manque pas de rivale dans le charmant art marial du XIVe au XVIe siècle. Mais aucune n’est aussi proche de mon cœur, aussi liée à ma vie. »

– Philippe Ariès, « Notre-Dame de Toutes les Grâces », Le Nouvel Observateur, 23-29 décembre 1983, p. 40.

 

Martine Petrini-Poli

 

Contenus associés
Commentaires
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *