Les Pères du désert emploient souvent des apophtegmes (grec apophthegma), des paroles, des sentences mémorables. Ces aphorismes ou maximes sont rendus par un verbe au présent de vérité générale. Ils portent sur les passions à combattre et sur les vertus dites « cardinales », célébrées depuis l’Antiquité grecque, au nombre de quatre : Prudence, Tempérance, Force d’âme, Justice. Aux quatre vertus cardinales sont ajoutées trois vertus dites « théologales » (Foi, Charité et Espérance) pour former les sept vertus chrétiennes.
Lutte contre les passions et acquisition des vertus (degrés VIII à XXV)
8. De la colère : Si l’Esprit saint est nommé la paix de l’âme, et l’est en effet, et si la colère est appelée le trouble du coeur, et l’est aussi, rien ne s’oppose autant à la venue en nous du premier que la colère.
9. Du ressentiment : L’oubli des offenses est l’indice d’une sincère pénitence. Mais celui qui garde de l’inimitié et croit se repentir est semblable à un homme qui dort et rêve qu’il court.
10. De la médisance : Juger les autres, c’est ne pas avoir honte d’usurper une prérogative divine ; les condamner, c’est ruiner notre propre âme.
11. Du bavardage : Pour une seule parole dite, Pierre pleura amèrement.
12. Du mensonge : Un petit enfant ne sait pas mentir ; de même l’âme libérée de toute malice.
13. De l’acédie : L’acédie est un relâchement de l’âme, un laisser-aller. Quand nous prions, elle nous rappelle quelque affaire indispensable et met tout en œuvre pour nous tirer hors de la prière par de bonnes raisons.
14. De la gourmandise : Le moine gourmand se réjouit le samedi et le dimanche. Il compte les jours qui le séparent de Pâques, et en prépare les mets bien à l’avance.
15. De la chasteté : Confie au Seigneur la faiblesse de ta nature, reconnaissant pleinement ta propre impuissance, et tu recevras sans t’en rendre compte le don de la chasteté.
16. De l’amour de l’argent : Il est l’adoration des idoles, la fille du manque de foi.
17. De l’insensibilité : L’insensible est un philosophe sans sagesse, un aveugle qui enseigne aux autres à voir.
18. De la prière en communauté : Quand tu chantes, occupe ton intellect à la contemplation des paroles que l’on chante, puis à dire une prière déterminée en attendant le verset suivant.
19. De la vigilance : Le moine de mauvais aloi est toujours éveillé pour une conversation ; mais quand vient l’heure de la prière, ses yeux s’appesantissent.
20. De la pusillanimité : Celui qui est devenu le serviteur du Seigneur ne craint que son maître ; mais celui qui ne le craint pas encore a souvent peur même de son ombre.
21. De la vaine gloire : L’impure vaine gloire nous suggère de feindre la vertu que nous n’avons pas.
22. Du fol orgueil : L’orgueilleux est une grenade pourrie à l’intérieur, alors qu’extérieurement elle rayonne encore de beauté.
23. Du blasphème : Cessons de juger et de condamner notre prochain, et nous ne craindrons plus les pensées de blasphème ; car le premier vice est la cause et la racine du second.
24. De la simplicité : Le méchant est un faux voyant qui pense pouvoir surprendre les intentions derrière les paroles et les dispositions du cœur à travers les attitudes extérieures.
25. De l’humilité : Quand le cheval est seul, il s’imagine souvent qu’il galope ; mais quand il court avec d’autres, il découvre sa lenteur. L’aventure de la prière, liturgique et personnelle, commence à l’aurore de chaque matin. « Mettez-vous en présence de Dieu. Après un certain temps, vous vous apercevrez que vos pensées se sont mises à errer ; recommencez dix, vingt, cinquante fois, le reste dépend de Dieu. »
Sommet de la vie ascétique (degrés XXVI à XXX)
26. Du discernement : Comme une seule étincelle a souvent enflammé une grande quantité de bois, ainsi il arrive qu’une seule bonne action puisse effacer une multitude de grands péchés.
Comme il est impossible de détruire sans arme une bête féroce, ainsi sans l’humilité il est impossible d’être libéré de la colère.
Comme on ne peut naturellement conserver la vie du corps sans manger, ainsi celui qui veut être sauvé ne peut, jusqu’à sa mort, même une seconde, se laisser aller à la négligence.
Comme un rayon de soleil qui pénètre à travers une fente illumine tout l’intérieur d’une maison, de sorte qu’on voit voler même la plus fine poussière, ainsi la crainte du Seigneur, quand elle entre dans le cœur de l’homme, lui révèle tous ses péchés.
Comme les crabes sont faciles à prendre, parce qu’ils marchent tantôt en avant, tantôt en arrière, ainsi l’âme qui tantôt rit, tantôt s’afflige, tantôt vit dans la bonne chère ne fera aucun progrès.
Comme celui qui monte sur une échelle pourrie risque de tomber, ainsi tout ce qui est honneur, gloire ou puissance est opposé à l’humilité et fait tomber celui qui les possède.
Si le Christ, lui qui est le Tout-Puissant, a fui corporellement devant Hérode, que les téméraires apprennent à ne pas se jeter eux-mêmes dans les tentations.
27. De l’hésychia (paix de l’âme) : Le chat surveille la souris, et l’esprit hésychaste guette la souris spirituelle.
28. De la prière : Celui qui tient sans relâche le bâton de la prière ne bronchera pas. Et même s’il tombe, sa chute ne sera pas définitive. Car la prière est une pieuse tyrannie exercée sur Dieu. Ne cherche pas à beaucoup parler quand tu pries, de peur que ton esprit ne se distraie à chercher les mots.
29. De l’impassibilité : L’impassible ne vit plus lui-même, mais le Christ vit en lui, comme le dit celui qui avait combattu le bon combat, achevé sa course et conservé la foi.
30. De la Trinité des vertus : La foi, l’espérance et la charité : je regarde la première comme le rayon, la seconde comme la lumière, et la troisième comme la sphère, ne formant ensemble qu’une seule clarté et une seule splendeur.
« Le style concret et imagé de Jean Climaque vient heureusement adoucir le caractère -systématique de l’œuvre en multipliant les références aux univers militaire, athlétique, maritime, animal, scolaire, médical. Jean Climaque est un représentant majeur de la tradition sinaïtique, qui court des premiers Pères du désert jusqu’à Grégoire Palamas (1296-1359) et continue d’imprégner toute la spiritualité orthodoxe. Cette tradition se caractérise notamment par l’importance accordée à la « prière du cœur » (ou « prière de Jésus ») et la maîtrise des passions. Dans le langage des Pères du désert, les passions recouvrent toutes les formes d’attachement au monde. Ce sont elles qui tiennent l’homme éloigné de Dieu. Pour combattre ses passions et parvenir à une transformation en profondeur de tout son être, l’homme doit d’abord bien les connaître. »
Martine Petrini-Poli
Le plus ancien manuscrit de l’Échelle sainte se trouve à la Bibliothèque nationale de France sous le titre de Πλακες Πνευματικαι, Plakes pneumatikai, Tables spirituelles.
Référence : Jean Climaque, L’Échelle sainte (vers 640), traduction du P. Placide Deseille, éditions de Bellefontaine, Collection Spiritualité orientale, n° 24, 1997