Invité, en 1937, par les Salzburger Hochschulwochen, université d’été de Salzbourg, en Autriche, Karl Rahner tient 15 leçons intitulées Philosophie de la religion et théologie. L’édition des leçons de ce semestre d’été correspond à Hörer des Wortes, ouvrage paru en 1941.
Le 1er chapitre, Le problème (37-92), expose les rapports de tension entre philosophie de la religion et théologie (38). Le philosophe postule la possibilité a priori de la faculté d’écoute d’une révélation possible de Dieu (50). Il y va toujours d’une unique et même question, d’une unique et même question métaphysique : dans une réflexion métaphysique, peut-on définir à bon droit (mit Fug und Recht) l’homme comme celui qui, dans son être même et dans son horizon historique, est en attente d’une possible révélation de Dieu que la métaphysique a révélé comme l’Inconnu par essence ? Ainsi, notre question relative au rapport entre ces deux sciences nous ramène de manière plus fondamentale à la question d’une anthropologie métaphysique qui doit concevoir l’essence de l’homme.
On peut imaginer que cette attente soit vaine ; l’homme ne fera alors qu’écouter le silence de Dieu, accomplissement ultime et suprême de l’existence spirituelle de l’homme :
L’homme est précisément et justement en tant qu’esprit un être historique qui, non seulement en raison de son existence biologique, mais aussi en raison de son existence spirituelle doit se tourner vers son histoire. De là, il s’ensuit qu’il est déjà orienté de prime abord, à partir de son essence originaire, vers l’avènement historique (geschichtliche Vorkommnis) d’une révélation, si une telle révélation doit se produire et si, par impossible, Dieu ne voulait pas se révéler, s’il voulait se taire, l’homme parviendrait à l’accomplissement (Selbstvollzug) ultime et suprême de son existence spirituelle, en écoutant le silence de Dieu (64).
Le 2e chapitre L’ouverture de l’être et de l’homme (100-178) oriente, sous l’influence du philosophe Heidegger, la réflexion philosophique vers la question de l’être. Il y a, dans l’homme, être-auprès-de-soi-même, une compréhension possible de l’être, de la luminosité de l’être. L’homme est un auditeur de la Parole, « un être qui attend quelque chose qui lui vient de l’extérieur, une parole lui venant de l’histoire, une révélation » (p. 179).
Le 3e chapitre L’obscurité de l’être (182-264) rappelle, cependant, la distinction entre la nature et la grâce, la finitude de l’esprit humain face à l’infini divin.
Le 4e chapitre présente Le lieu du libre message (266-397). Ainsi on ne peut concevoir l’être infini que sous une forme négative. C’est l’expérience mystique formulée par Maître Eckhart. La théologie négative (ou apophatique) met en évidence l’inadéquation foncière de nos représentations et de nos énoncés par rapport au mystère de Dieu, qu’on perçoit plus par ce qu’Il n’est « pas » que par ce qu’Il est.
La figure actuelle du mot « Dieu » reflète ce qu’il vise : l’ « Ineffable », le « Sans-nom ; la « réalité silencieuse » qui toujours est là et toujours pourtant peut ne pas être vue, ne pas être entendue et peut être ignorée comme dépourvue de sens ; c’est ainsi que le mot « Dieu » devenu sans visage, c’est-à-dire ne faisant plus appel de soi à des expériences singulières déterminées, est néanmoins en posture convenable pour nous parler de Dieu ; en tant qu’il est le dernier mot avant que ne s’établisse le silence dans lequel, par la disparition de toute singularité nommable, nous avons à faire au tout fondateur comme tel.
Cependant Dieu sans nom s’est dit en Jésus-Christ, révélation de l’infini comme Parole. Ainsi l’homme est amené à « tendre l’oreille vers la parole de Dieu et compter avec une révélation possible » qui se rapporte « à un autre à ce qui est à révéler » (276).
Si la révélation doit être le dévoilement (Enthüllung) de l’Absolu lui-même à l’esprit fini, dans ce cas deux conditions sont requises : d’une part, que tout être puisse constitutivement se manifester dans une parole « vraie » (wahre Rede), dans une communication (Mitteilung) qui s’adresse à l’esprit. Ce n’est que sous cette condition que la possibilité d’une communication d’une réalité (Sachverhalt), cachée en Dieu, peut être admise, et c’est bien ce que nous comprenons sous le terme de révélation (Offenbarung) (…) L’unité ultime de l’être et du connaître est, d’autre part, l’ultime présupposé de la communication à l’homme de Dieu en sa divinité par la parole (die Rede) et par le Verbe (das Wort). Ce n’est que si l’être de l’étant est d’emblée “Logos”, que le Logos devenu chair peut dire dans « la Parole » ce qui repose caché dans les profondeurs de la divinité. Ce n’est que si ces profondeurs ne sont pas un élan obscur et un abîme originaire ténébreux, ni une volonté aveugle, mais une lumière éternelle de grâce – quoiqu’inaccessible aux seules forces de l’homme – que cette Parole peut être porteuse de toute grâce et de toute vérité. C’est ce que nous nous sommes efforcés jusqu’à maintenant de mettre en lumière, non seulement de manière poétique, mais surtout ce que nous avons cherché à dégager et à approfondir dans le labeur du concept (in der Arbeit des Begriffes). Ce que nous nous sommes ainsi efforcé d’atteindre, c’est la philosophie de la Religion en son sens originaire. C’est dans l’horizon de l’histoire que Dieu se manifeste dans sa liberté « il n’y a de sortie vers Dieu que dans une entrée dans le monde » (338), « dans un monde spatio-temporel » (320), où l’esprit humain s’ouvre à l’infini.
Dans la conclusion (400-430), Rahner montre que les rapports entre philosophie de la religion et théologie ne peuvent se résoudre que dans une anthropologie métaphysique de l’homme, qui est, par essence, à l’écoute du Verbe.
Martine Petrini-Poli
Deux éditions :
Karl Rahner, L’homme à l’écoute du Verbe, fondements d’une philosophie de la religion (Hörer des Wortes, zur Grundlegung einer Religionsphilosophie), J. B. Metz ; traduction et édition comparée par Joseph Hofbeck, Tours, Mame, 1968.
Karl Rahner, L’auditeur de la Parole, Ecrits sur la philosophie de la religion et sur les fondements de la théologie, Paris, Éditions du Cerf, 2013. Cette édition contient les deux versions de l’ouvrage : celle de 1941 et celle de 1963, revue par J.B. Metz.