L’ouvrage Itinéraire de l’esprit jusqu’en Dieu de saint Bonaventure est structuré selon les trois degrés de la vie spirituelle : purification, illumination, union, ou les trois degrés de la théologie : symbolique, spéculative, mystique, qui correspondent respectivement aux chapitres 1-2, 3-4 et 5-7.
Contemplation de Dieu à l’extérieur de nous (théologie symbolique)
• Chapitre I : Degrés d’élévation à Dieu et contemplation de Dieu par ses vestiges dans l’univers
Bienheureux est l’homme qui attend de vous son secours, mon Dieu ; il a établi dans son coeur des degrés pour s’élever à vous du milieu de cette vallée de larmes, du lieu où il a fixé son séjour. La béatitude n’étant autre chose que la jouissance du souverain bien, et ce bien suprême étant placé au-dessus de nous, nul ne peut arriver au bonheur qu’en s’élevant au-dessus de soi-même, non par des efforts corporels, mais par l’action de son esprit. Or, nous sommes impuissants à nous élever de la sorte si une vertu supérieure ne nous vient en aide. Quelles que soient nos dispositions intérieures, elles demeurent sans effet si elles ne sont assistées du secours d’en haut ; mais ce secours n’est donné qu’à ceux qui l’implorent avec dévotion et humilité, et cette prière fervente est ce que l’on appelle soupirer vers la grâce divine en cette vallée de larmes. L’oraison est donc le principe et la source de notre élévation vers Dieu.
Le Songe de Jacob se réfère à un récit biblique dans lequel le patriarche Jacob, qui fuit son frère, perçoit en rêve une échelle reliant la terre et le ciel parcourue par des anges. Blake lui donne la forme symbolique de l’hélice.
En priant ainsi nous recevons la lumière qui nous fait connaître les degrés par où nous devons nous élever. Car dans l’état de notre nature, l’universalité des choses est une échelle destinée à nous faire monter vers Dieu (…). Il nous faut passer à travers ce qui nous est une trace de sa puissance ; c’est l’être corporel, extérieur et temporel. Ce passage est ce qu’on appelle être conduit dans la voie de Dieu. Il nous faut aussi entrer en notre âme, qui est l’image éternelle du Seigneur, un être spirituel, placé au-dedans de nous ; et c’est là faire son entrée en la vérité. Il faut ensuite que, fixant nos regards sur le Premier principe, nous arrivions jusqu’à lui (…). Nous avons donc ici le voyage de trois jours au milieu de la solitude, et en même temps la triple illumination d’un seul et même jour, dont la première peut être comparée au soir, la seconde au matin, la troisième au midi.
Selon ce même ordre, notre âme s’offre à nous également sous un triple aspect. Par rapport aux choses extérieures elle est animale ou sensuelle ; intérieurement et en elle-même elle est esprit ; et considérée au-dessus d’elle-même elle est intelligence.
Comme les six jours de la Création, il y a six degrés successifs d’illumination. Cet ordre était figuré par les six degrés qui conduisaient au trône de Salomon. De même les séraphins que vit Isaïe avaient six ailes, de même encore Dieu n’appela Moïse du milieu de la nuée qu’après six jours, et ce fut également six jours après les avoir avertis que Jésus-Christ conduisit ses disciples sur la montagne et qu’il fut transfiguré en leur présence.
Selon ces six degrés d’élévation à Dieu, notre âme possède donc six degrés ou puissances pour monter des choses les plus basses aux plus élevées, des choses extérieures aux intérieures, des choses temporelles à celles de l’éternité. Ce sont : les sens, l’imagination, la raison, l’intellect, l’intelligence, le sommet de l’esprit ou autrement l’étincelle de la conscience. Ces degrés ont été implantés en nous par la création, défigurés par le péché, rétablis par la grâce, purifiés par la justice, exercés par la science, et rendus parfaits par la sagesse (…)
Mais comme sur cette échelle de Jacob il faut monter avant de descendre, nous placerons le premier degré d’élévation au point le plus inférieur en offrant à notre contemplation ce monde sensible tout entier comme un miroir qui nous fera arriver au Dieu suprême qui l’a créé (…)
Les créatures peuvent être envisagées selon sept conditions, qui sont l’origine, la grandeur, la multitude, la beauté, la plénitude, l’opération et l’ordre de toutes choses (…)
Ouvrez donc les yeux, prêtez l’oreille de votre âme, déliez vos lèvres, appliquez votre coeur, afin de voir Dieu en toutes ses créatures, de l’entendre, de le louer, de l’aimer, de lui rendre vos hommages, de proclamer sa grandeur et de l’honorer (…)
• Chapitre II : Contemplation de Dieu dans ses vestiges à travers le monde sensible
Mais ce n’est point assez de contempler Dieu dans le miroir des choses créées comme en autant de vestiges de son action divine, il faut encore le considérer en tant qu’il est en ces mêmes choses par son essence, sa puissance et sa présence ; et cette considération est plus élevée que la précédente (…). Le monde sensible, appelé le grand monde, pénètre dans notre âme, appelée le petit monde, par les portes de nos cinq sens (…) destinées à introduire dans l’âme la connaissance des choses sensibles.
Saint Bonaventure, dans ce chapitre II, « hiérarchise les êtres de l’univers créé, en partant des inférieurs : d’abord les minéraux et les végétaux (qui ne sont que des corps), puis les animaux (pour lesquels la substance spirituelle ne fait qu’un avec leur corps), ensuite les hommes (union d’un corps et d’une âme qui sont cependant distincts), enfin les esprits célestes, « intelligences » ou anges, qui sont au sommet. »
Les créatures de ce monde sensible sont comme autant de vestiges, d’images, de spectacles, de signes divinement offerts à nos yeux pour nous aider à voir Dieu. Elles sont, dis-je, des copies ou des exemples mis à la portée des gens grossiers et encore attachés à la vie des sens, afin de les élever par ces choses sensibles qui frappent leurs regards aux choses de l’intelligence qui sont invisibles, comme on arrive des signes à la chose signifiée. Or, les choses du monde sensible sont un signe des choses invisibles en Dieu. Saint Bonaventure
La Nature morte à l’échiquier évoque les cinq sens, la mandore et la partition désignant l’ouïe, le pain et le vin, le goût, les œillets, l’odorat, les cartes à jouer, l’échiquier et la bourse, le toucher, le miroir et la perle, la vue. C’est une peinture allégorique de Vanités, où, au-delà, des plaisirs des sens, le pain et le vin désignent l’Eucharistie et les trois fleurs la Sainte Trinité. Les plaisirs fugitifs de ce monde sont le reflet imparfait du monde spirituel, du monde des Idées (du Bien, du Beau, du Vrai), qui est la vraie Réalité. Saint Bonaventure s’inscrit dans ce courant néoplatonicien, que refuseront les surréalistes. Pour eux, il n’y a de surréalité que sur cette terre. Le miroir a perdu tout reflet du réel et de l’Au-delà, comme le suggère La Reproduction interdite de Magritte (1937).
Martine Petrini-Poli