Le poème de la Nuit obscure a fait l’objet d’un Commentaire de Jean de la Croix resté inachevé. Il est composé de deux parties : la Nuit des sens et la Nuit obscure de l’esprit. La Nuit des sens évoque les imperfections spirituelles où tombent ordinairement « les commençants », les sept péchés capitaux de l’esprit.
Ainsi les sens vont sortir purifiés de cette nuit obscure et l’âme y trouve toutes sortes d’avantages. « L’âme pénètre de deux manières dans la nuit du sens : l’une active, l’autre passive. Elle y entre activement par des efforts personnels (méditation à la suite du Christ et efforts vertueux). Elle y entre passivement lorsqu’elle n’agit point et laisse Dieu agir en elle, se contentant de se comporter comme un sujet patient. » Montée du Carmel 1, 1-3.
La Nuit obscure de l’esprit concerne ceux qui sont déjà passés par la Nuit des sens et ont atteint un certain état de progrès spirituel :
Par une nuit profonde,
Etant pleine d’angoisse et enflammée d’amour,
Oh ! L’heureux sort !
Je sortis sans être vue,
Tandis que ma demeure était déjà en paix.
Le premier vers « Par une nuit profonde » désigne la contemplation obscure, qui est non seulement une nuit pour l’âme, mais encore une peine et un tourment. Pourtant, tout en produisant les ténèbres dans l’esprit, cette nuit est destinée à l’éclairer et à lui donner la lumière. Après les sens, c’est l’âme elle-même qui en sort purifiée.
L’âme souffre une sorte de purgatoire, car la Sagesse divine dépasse la capacité de l’âme et lui paraît obscure. Cette lumière divine est aussi douloureuse et obscure pour l’âme, qui est faible et impure. Il s’opère donc une sorte d’ajustement de l’âme au Divin. C’est la contemplation infuse que les théologiens mystiques comme Denys l’Aréopagite appellent un « rayon de ténèbres ». Le poète espagnol compare l’effet de la lumière divine sur l’âme à l’éblouissement ressenti par un œil malade devant une lumière éclatante.
C’est le passage du Vieil Homme à l’Homme Nouveau, comme dit Saint Paul. Jean de la Croix convoque, dans son commentaire, les personnages bibliques qui ont fait l’expérience de la souffrance, « de ce tombeau d’une mort obscure pour atteindre la résurrection spirituelle » : Jonas, David, Job, Jérémie, Ezéchiel. « Les douleurs de la mort m’ont environné… les douleurs de l’enfer m’ont assailli… Dans ma tribulation, j’ai invoqué le Seigneur, et j’ai crié vers mon Dieu. » Jon. II, 1.
La Nuit de l’esprit est à la fois la suspension de la sensibilité et celle du raisonnement et de l’emprise intellectuelle, « puissances humaines ». Jean de la Croix évoque, par cette expression, les trois facultés naturelles de l’homme : entendement, volonté, mémoire. Elles doivent se taire comme des domestiques dans une demeure apaisée. Marie-Madeleine connaît encore ces angoisses de l’amour quand elle court, de nuit, au tombeau désirant embaumer son Bien Aimé.
Pourtant l’âme, tout en étant dans les ténèbres et les angoisses, avance avec sûreté, car l’état de contemplation pour l’âme « n’est autre chose qu’une infusion secrète, pacifique et amoureuse de Dieu en elle. »
J’étais dans les ténèbres et en sûreté
Quand je sortis déguisée par l’escalier secret,
Oh ! L’heureux sort !
J’étais dans les ténèbres et en cachette,
Tandis que ma demeure était déjà en paix.
Cette contemplation obscure et secrète passe par un escalier à dix degrés : l’échelle mystique de l’amour divin décrite par saint Bernard et saint Thomas. Les cinq premiers degrés sont les suivants : langueur salutaire de l’âme, recherche incessante de Dieu, désir ardent d’accomplir la loi divine, souffrance infatigable pour le Bien Aimé, désir et recherche de Dieu avec une sainte impatience.
Les cinq autres degrés d’amour sont la course légère vers Dieu, la sainte audace, l’union indissoluble au Bien Aimé, l’embrasement pour Dieu d’un amour suave, la similitude totale de l’âme avec Dieu. « Nous savons que nous serons semblables à lui. » I, Jean, III, 2.
Mais jusqu’à ce que l’âme ait atteint le dernier degré, la claire vision de Dieu, « il y a toujours pour l’âme, si élevée qu’elle puisse être, quelque chose de caché ».
Le commentaire inachevé de la Nuit obscure de Jean de la Croix se termine par le premier vers de la 3ème strophe : Dans cette heureuse nuit.
La lecture de la Glose en style divin de Jean de la Croix va alors s’éclairer : l’âme-navire peut voguer librement « sin arrimo », arrimée « con arrimo » au bateau amiral.
Sans appui et avec appui,
Sans lumière en l’obscur vivant,
Tout entier me vais consumant.
Voilà mon âme dessaisie
De toutes les choses créées
Et au-dessus d’elle élevée
En une savoureuse vie
S’étant sur Dieu seul appuyée ;
Aussi désormais on dira,
Chose qui m’est du plus grand prix,
Que mon âme à présent se voit
Sans appui et avec appui.
Bien que je subisse la nuit
Au sein de cette vie mortelle,
Mes souffrances ne sont point telles,
Car, si la clarté me trahit,
Je possède la vie du ciel,
Car l’amour de pareille vie
Plus va sans cesse s’aveuglant, et plus il tient l’âme ravie,
Sans lumière en l’obscur vivant.
L’amour accomplit tel labeur,
Depuis que je sais qu’il est là,
Qu’il y ait bien ou mal en moi
Il donne à tout même saveur
Et l’âme il la transforme en soi ;
Et en son savoureux brasier
Qu’au centre de moi je ressens,
En hâte, sans y rien laisser,
Tout entier me vais consumant.