La musique pour le piano de Gabriel Fauré est restée longtemps ignorée du public : le compositeur a souvent exprimé sa souffrance de n’être pas reconnu comme auteur d’une musique qui comptait beaucoup pour lui :
« Quant au morceau commencé, il ne sera que le cinquantième, ou plus, de mes morceaux de piano ; de ceux que, sauf de rares exceptions, les pianistes laissent s’entasser sans les jouer. C’est pour dans vingt ans leur tour. »
Les Nocturnes pour piano parcourent toute la vie de Fauré et portent souvent, de ce fait, la trace de sa vie intérieure. Voici deux des 13 Nocturnes qu’il nous a laissés, le 9ème de 1908 et le 11ème de 1913. Mais entre les deux avait surgi un évènement bouleversant.
La forme appelée Nocturne est plus une question de plan et de ton général qu’une question d’image. Le 9ème Nocturne en si mineur est un très bel exemple de ce dont est capable un créateur qui possède bien son métier. Cette page de Fauré se présente sur un beau thème à la main droite du pianiste, accompagné d’accords paisibles mais en contre – temps, ce qui anime ce chant d’une énergie certes contenue mais réelle. Mais il semble que Fauré n’ait pas été très inspiré avec ce début, c’est le métier d’artisan musicien qui entre alors en jeu : il nous fait entendre ce thème sous divers habillages, à l’aigu, au milieu ou à la basse jusqu’à nous le faire un peu oublier dans un développent devenu chromatique, presque dissonant, juste pour nous donner le plaisir de le retrouver dans son vêtement originel. L’œuvre se conclue sur un nouveau et très beau thème juste présenté, sans développement jusqu’au silence final. Le professeur de composition qu’était Fauré montre dans cette page tout son savoir et son savoir-faire.
Avec le 11ème Nocturne en fa # mineur, il s’agit de tout autre chose. L’évènement grave qui a motivé la composition de cette très belle page est le décès inattendu de la jeune femme du critique musical Pierre Lalo, fils du compositeur Edouard Lalo, ami de Fauré. Cette musique nous invite à une autre écoute. Il ne s’agit plus seulement de se laisser aller au charme d’un beau thème répété, oublié puis retrouvé, mais d’un geste mélodique, doucement grave, chaque incise conclue par une inclinaison désolée, geste ponctué de syncopes douloureuses qui évoquent au cœur de la polyphonie la sonnerie d’un glas traversant tout le parcours musical.
Le centre de ce Nocturne est comme un cri devant un évènement injuste, la mort d’un être encore jeune.
Puis la sérénité très fauréenne conclue cette page impressionnante dans son apparente simplicité, acceptation, repli sur soi ? Comment entendre les dernières mesures, sur le thème initial certes, mais accompagnées d’une tout autre couleur assombrie par ces accords en doubles-croches ?
Cette page de Gabriel Fauré n’est pas estampillée « sacrée » mais son contenu, sa tonalité générale, l’expression d’une profonde expérience humaine qu’elle révèle, tout cela n’est-il pas justement de l’ordre du « sacré » ?