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« Michel-Ange » d’Andreï Konchalovsky : Les fous ne connaissent que le feu ou la glace

Atypique. Splendide. Théologique. Le « Michel-Ange » d'Andreï Konchalovsky, portrait inspiré d’une vision dantesque, nous emmène au-delà des poncifs habituels sur le célèbre génie de la Renaissance... Un film à découvrir sans attendre avec la réouverture des cinémas !
Publié le 25 novembre 2020
Écrit par Pierre Vaccaro

Michel-Ange (Il Peccato) d’Andreï Konchalovsky  ©UFO Distribution

Eblouissement artistique et refus de la mythification

Décidemment, Konchalovsky, réalisateur imprévisible, n’est jamais là où on l’attend. Ce portrait décalé de Michel-Ange qui lui ressemble n’y fait pas exception. On retient d’abord de ce film sa parfaite splendeur visuelle, fruit d’un minutieux travail de reconstitution historique et d’une grande beauté artistique. Mais attention, « Michel-Ange » n’en est pas pour autant un film aimable au sens littéral du terme ; le spectateur ne doit pas s’attendre à trouver ici de jolis portraits dans de beaux cadres. Le cinéaste, délaissant le genre académique du biopic, a avant tout soif de vérité et veut filmer le réel. Pour reprendre ses propres mots, il veut « voir des gens avec des vêtements sales, couverts de sueur, de vomi et de salive. L’odeur doit traverser l’écran et atteindre le spectateur. » Le décalage entre cette beauté formelle et un réel souvent rude, insuffle au film un élan poétique et lui donne un caractère iconoclaste, à l’image de cette scène où Michel-Ange, assis près d’un puits, croit voir une sorcière dans les bas-fonds après avoir levé la tête vers un pendu, une tête décapitée puis s’être attardé sur deux chatons.

Choix des décors, exactitude des costumes, éclairage de nombreuses scènes à la bougie, Konchalovsky a eu les moyens techniques et financiers de réaliser un film extraordinairement beau. Il enchaîne les scènes, nous contemplons des tableaux. Il possède un sens aigu de l’image en disposant les personnages dans le cadre comme pour mieux les figer dans une attitude picturale. A cette éblouissante beauté artistique s’ajoute donc, comme en vent contraire, une reconstitution historique qui donne accès à une vision très réelle de la Renaissance, loin de l’humanisme éclairé de nos livres d’histoire. Konchalovsky a fait reconstituer avec soin les décors de la chapelle Sixtine ainsi que les différents ateliers du maître, à Rome et à Florence. Il va jusqu’à faire appel à un acteur dont la ressemblance avec le portrait de « Michel-Ange » de Daniele da Volterra est saisissante : Alberto Testone, acteur très militant.

Le moindre détail de ce qui apparaît à l’écran a été auparavant documenté, réfléchi, travaillé. La quasi-absence de musique évite également tout risque d’effets émotionnels trop appuyés. Le réalisateur filme l’Italie simple et pauvre, celle des rues où l’on jette les excréments par la fenêtre, celle des miséreux et des mendiants, celle du petit peuple laborieux opprimé. Il se dégage de cette opposition entre réalisme repoussant et perfection visuelle, une sensation de fascination-répulsion, qui donne au film un caractère atypique, néo-réaliste s’il fallait faire référence à un mouvement cinématographique.

L’essence de l’homme Michel-Ange

Pour dresser le portrait de Michel-Ange, Konchalovsky a lu de A à Z toute la correspondance de l’artiste. Il a conçu son film comme une vision, genre très populaire à la fin du Moyen-Age et auquel « La divine Comédie » appartient. Son personnage, comme beaucoup d’hommes de l’époque, voue un véritable culte à Dante, présenté ici comme son mentor, sorte d’accompagnateur spirituel. Il ne décrit pas tant le Michel-Ange artiste qu’un homme de la Renaissance, un grand génie certes mais enclin à la superstition, au péché, bref un être humain. Michel-Ange est présenté sous les traits d’un travailleur pauvre au tempérament colérique, paranoïaque ou généreux. Impulsif, violent, il ne sait pas, comme il le dit lui-même, mettre de limites. Dès les premiers plans du film, nous voyons Michel-Ange en route vers Florence, marchant comme un chien errant, lancé dans un monologue où il fustige la ville. Tout au long du film, le cinéaste montre un homme bourreau de lui-même, à la limite de la pathologie psychiatrique. En nous faisant accéder ainsi à la mentalité de cet homme et en nous replongeant dans son époque, le réalisateur entend redonner à l’écran « l’essence du personnage », sa puissance brute, ce qui le fait homme, par nature, dans son environnement social, économique, culturel, politique, religieux, au-delà des œuvres artistiques qu’il a produites.

C’est pourquoi il s’attarde par exemple sur les conditions de fabrication de l’œuvre à travers le long épisode de la carrière de Carrare où l’on peut voir tout le caractère de Michel-Ange : sa ténacité, sa dureté mais aussi son sens des solidarités né des conditions de travail partagées entre ceux qui peinent au chantier au péril de leurs vies. Konchalovsky cherche à redonner à Michel-Ange sa pureté et son innocence dans un monde qui l’a corrompu. Michel-Ange est en effet étouffé par les gens de pouvoir qui l’assaillent et attendent de lui. L’Eglise tout d’abord qui, au temps du dominicain Savonarole, agite la peur de l’enfer et construit une dictature théocratique. Ensuite les deux familles nobles rivales, les Della Rovere et les Médicis qui se disputent son talent. Sans compter sa famille qu’il entretient. Michel-Ange est décrit comme un homme finalement assez seul et que nous voyons serein dans de rares occasions, contemplant une scène heureuse où s’exprime sa proximité compassionnelle avec les petits, les gens simples. Le cinéaste sait aussi dans d’autres moments de fulgurance montrer la puissance créatrice jaillissante de Michel-Ange, lorsque tout à coup il fixe son regard sur des mains, des veines ou la beauté éphémère d’une position, d’une attitude, montrant ainsi un autre aspect de l’essence de son personnage : un homme de génie inspiré.

La dimension théologique d’un film qui s’interroge sur l’expression du salut à travers l’art

Comme l’indique son sous-titre, « Il peccato », le film porte en lui la question du salut. A cet égard, il est assez intéressant d’écouter le récit de la naissance de ce moment fondateur, par Konchalovsky lui-même, qui lui a permis de trouver le titre de son film. « Alors que j’étais en train de terminer mon scénario, je me suis demandé comment je pouvais intituler mon film et Le Péché m’est venu à l’esprit. J’ai pensé alors à ma visite dans une église italienne où, à côté d’une toile de Caravage, il y avait la reproduction d’une icône de Roublev. Je me suis alors posé une question sur la juxtaposition de ces deux images en réfléchissant sur l’art. Il m’est apparu qu’il avait un schisme entre l’art religieux et l’art sacré. L’art religieux a commencé quand la peinture est devenue plus réaliste, plus sensuelle, plus à la recherche de la beauté. Il est né à la Renaissance où le christianisme et le paganisme se coexistaient comme sources d’inspiration. L’art sacré, celui des icônes de Roublev ou des fresques de Giotto est dirigé vers les cieux alors que l’art religieux est dirigé vers l’Homme. Et c’est avec l’Homme que je termine mon film ». L’aspect religieux de l’art évoqué ici par le cinéaste est totalement palpable dans son film à travers sa beauté et son humanité.

Tout au long du film, le récit met également en valeur une dimension sacrée du personnage et de ses œuvres à travers son caractère divin. « Tu es une canaille mais une canaille divine ! » lui lance un de ses camarades besogneux de la carrière. Le pape lui-même en contemplant la chapelle sixtine dit que cela est divin. Et lors de la scène de visitation du même pape en rêve, celui-ci lui déclare « Pour ton talent beaucoup te sera pardonné ». Le génie créateur de Michel-Ange est clairement reçu par les autres comme un don de Dieu et une voie de salut. Konchalovsky décrit son personnage à la fois comme un chercheur de Dieu volontaire en quête du salut (« je voulais trouver Dieu »), et comme celui qui, malgré lui, sans même qu’il en prenne conscience, donne à voir à travers son art, ses actions et sa personne, l’œuvre de Dieu en actes, comme en témoignerait la vie d’un grand saint. En s’appuyant sur les oppositions entre forme et fond (dont nous avons parlé plus haut), le film joue constamment sur le paradigme violence/péché versus pureté/innocence. Très Bas opposé au Très Haut, sans que le réalisateur prenne la mesure que, si l’on se situe sur le plan théologique, tout ce qui touche à l’humanité touche également au divin où Très Haut et Très bas peuvent se rejoindre. Dit autrement, rien de ce qui est humain n’est étranger à Dieu. L’art religieux peut donc détenir une fonction d’accès à la contemplation divine. En ce sens, il n’y aurait donc pas d’un côté l’art religieux et de l’autre l’art sacré comme l’évoquait le réalisateur mais une seule et même œuvre religieuse (ou pas), qui peut donner accès à Dieu. Seule la scène finale de la rencontre avec Dante amène la perspective de cette révélation. Après avoir confessé qu’il voulait trouver Dieu et qu’il n’a trouvé que l’homme, après avoir avoué qu’il voulait que les gens prient devant ses œuvres et ne fassent pas que les admirer, Michel-Ange le pécheur, pense avoir été orgueilleux et « s’être perdu » et demande à Dante de lui montrer la voie ; il entend alors de la part de son maître spirituel cet inattendu et unique mot qui illumine son visage : « écoute ! ». A cet instant le personnage, comme dans une conversion, réalise en contemplant l’immensité de la nature, la présence de Dieu dans son existence. De son côté le spectateur comprend lui aussi devant quoi il était. Décryptant la joie de cet homme sale, pauvre, errant comme un chien, torturé par la vie et presque fou, il sait qu’il est devant ce qu’on appelle une image sainte. Image confirmée par celle qui viendra à la toute fin : celle d’un Michel-Ange marchant sur une route de Toscane en tunique et en sandales, portant sa basilique en miniature, telle une figure d’icône.

Pierre Vaccaro

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