Il ne faut pas se fier à l’apparente simplicité de cette belle image, assez connue, dont les détails, scrutés à la loupe, nous révèlent une haute théologie mariale qui se développe en cette fin du Moyen Age, en particulier au sein d’œuvres peintes dans le Haut-Rhin.
Le tableau de Martin Schongauer n’a été placé sur le maître autel de l’église du Couvent des Dominicains de Colmar qu’en 1973, après bien des vicissitudes. Endommagé alors qu’il était dans le chœur de la collégiale Saint-Martin de Colmar, il a été retaillé, puis a été volé en 1972 pour être retrouvé l’année suivante. Une copie du XVIème siècle, de plus petites dimensions (cf. ci-dessous), permet de restituer son aspect et d’en calculer les dimensions originelles (soit : 250 x 165 cm).
Dans son état actuel, l’œuvre porte l’image de Marie et de son enfant, enclos étroitement dans le cadre. Marie est couronnée par deux anges. Les figures de Dieu, le Père, et de l’Esprit qui occupaient tout le haut du tableau d’après la copie de Boston, ont été restituées en sculpture dans le couronnement du retable. Si l’on suit la composition du tableau de Boston, les pieds de Marie reposaient sur un banc de fraisiers, elle était encadrée par un lys à droite et un buisson de pivoines à gauche. Elle était assise dans un écrin de verdure qui, avec le fond or, bien plus vaste, faisait « respirer » l’ensemble. Ce fond or dit la présence de Dieu et donne sa dimension spirituelle au tableau. Marie et Jésus sont dans un paradis bien terrestre, décrit avec l’extrême minutie du pinceau du beau Martin, qui était aussi graveur. Mais c’est un paradis terrestre transfiguré par l’or du fond.
Marie et Jésus au jardin d’amour
Tel qu’il se présente à nous, le vêtement rouge de Marie est un immense triangle d’où surgissent les visages opposés de la mère et de l’enfant, il coule comme un fleuve de feu. Au Moyen Age les mariées étaient en rouge, une couleur qui restera celle de la robe des épousées jusqu’au XIXème siècle. Le jour du mariage, on revêt son plus beau vêtement, une robe belle et riche, forcément rouge. Marie, « Celle qui a cru » (Lc 1, 45), est à la fois désignée comme Epouse, Vierge et Mère.
Marie, fleur d’entre les fleurs, est la « rose mystique », qui ne porte pas « l’épine du péché ». Elle s’épanouit dans un jardin qui est à la fois le jardin d’amour chanté par la poésie courtoise et le « jardin bien clos » du Cantique des Cantiques dont elle est la Bien-Aimée (Ct 4, 12). L’enfant Jésus enlace sa Mère de son bras droit et sa main gauche est sous son cou, ce qui peut être une autre allusion au Cantique des cantiques (Ct 8, 3). Une chaîne de bras en zig-zag se dessine dans cet enlacement des bras de l’enfant avec ceux de sa Mère.
L’inscription sur le nimbe de Marie dit la prière de celui qui regarde ce tableau : « Me carpes genito tu que sanctissima virgo » (« Tu me cueilleras pour ton fils, toi aussi, très Sainte Vierge »). Mais ce jardin de Paradis, lieu de quiétude (locus amoenus) est aussi traversé par l’angoisse. Marie et son fils « veillent » d’un côté et de l’autre selon la belle expression de Jean-Pierre Lemaire.
Etroitement enlacée à lui, Marie porte son enfant innocent, lumière du monde, qui se dresse nu et debout sur ses langes. Depuis les Pères de l’Eglise, alors que les images de la crèche et de la Vierge à l’enfant se développent, les langes blancs renvoient aux linges et au suaire de l’ensevelissement du Christ. Les langes en latin sont synonymes de guenilles, et, par extension, de péché : « Il a été enveloppé de langes pour nous délivrer des guenilles du péché » (Romanos de Mélode, Hymnes sur la Nativité, 11, 14). Les langes sont ici comme des signes de la Passion future de cet enfant à peine né, les pieds croisés comme ils le seront sur la croix. Mais la résurrection est aussi perçue dans la posture très droite de l’enfant livré. Ce sont les Pères Cappadociens qui sont les premiers à rapprocher la Nativité de la Résurrection, comme Grégoire de Naziance : « à sa naissance il avait été emmailloté et le voilà ressuscité, quittant les langes de son ensevelissement. » (Oratio XXIX, 19).
Le Paradis, un jardin de roses
Sainte Brigitte de Suède (1303-1373), en ses Révélations, fait dire par Jésus à sa Mère : « Vous êtes comme la fleur épanouie qui est dans le jardin, laquelle, bien qu’elle soit environnée de fleurs de diverses odeurs et senteurs, toutefois les surpasse toutes en odeur, en beauté et en vertu. Ces fleurs, qui sont plantées dans le jardin du monde, ont fleuri et relui par diverses vertus, lesquelles sont toutes élues et choisies d’Adam jusqu’à la fin du monde. » (Révélations, 52, traduction Jacques Ferraige, T. 1, Avignon, 1850).
Symbole d’amour dans la mythologie grecque, la rose est la fleur d’Aphrodite qui lui donna la beauté, Dionysos, lui a offert son parfum capiteux et les trois Grâces, le charme, l’éclat et la joie. La rose deviendra une des fleurs associées à la Vierge Marie ; blanche, elle est symbole de pureté ; rouge, elle évoque l’amour divin et la Passion du Christ. Les roses de ce jardin sont rouges à l’exception d’une rose blanche près du visage de Marie.
« Marie fut une rose blanche par la virginité, rouge par la charité : blanche quant au corps, rouge quant à l’âme ; blanche par la pratique de la vertu, rouge par son triomphe sur les vices ; blanche par la pureté de ses affections, rouge par la mortification de la chair, blanche par l’amour de Dieu, rouge par sa compatissance à l’égard du prochain.» (Saint Bernard, Sermon sur la Bienheureuse Vierge Marie, 10).
Elle est ainsi chantée lors du 4e samedi de carême : « Reine de Vierges, Rose sans épines, vous êtes devenue la Mère de celui qui est Soleil et Rosée ». Par son « oui », Marie, nouvelle Eve exempte du péché, à rouvert la porte du Paradis. Elle est l’Immaculée Conception « qui a donné naissance à Jésus Christ qui, par son sacrifice, a vaincu une fois pour toute l’ancien tentateur » (Benoit XVI, Angélus, 8 décembre 2009). Jardin de l’âme, elle est la « Fleur d’églantier, et lys et rose /En qui le Fils de Dieu se repose » (Rutebeuf, Le Miracle de Théophile, Comment Théophile vint à pénitence, XIIIème siècle)
Sylvie Bethmont
Enseignante à l’Ecole Cathédrale, Collège des Bernardins, Paris
Pour aller plus loin :
→ Une excellente notice sur ce tableau de Colmar
→ D’autres tableaux sur le même thème peuvent en éclairer le sens :
► Madone aux fraisiers, Maître du Jardin de Paradis (vers 1420), Soleure, Kunstmuseum Solothurn
► Vierge au buisson de roses, Stephan Lochner (vers 1450), Cologne, Wallraf-Richartz Museum
► Vierge à la rose dans un jardin clos, (1460), Coll. Bibliothèque municipale de Colmar (Ms271 f.1v)