Peu d’œuvres nous sont parvenues montrant la tendresse mutuelle des grands-parents et de leurs petits-enfants. Parmi elles, l’admirable figure biblique de Noémie avec Obed, son petit-fils, (lui-même grand-père du roi David, Livre de Ruth), est le sujet choisi par Michel Ange pour le décor d’une lunette de la chapelle Sixtine (1508-1512). Plus nombreuses sont les images d’Anne et de Joachim, les grands parents de Jésus, tirées de L’évangile apocryphe du Pseudo-Matthieu (VIIe siècle).
Mais, le double portrait, peint vers 1490 par Domenico Ghirlandaio, d’un vieil homme et de son petit-fils, ne raconte rien (Fig.1). Il est à la fois simple et énigmatique. Ne donnant pas à voir une histoire écrite (tirée de la Bible ou d’un autre écrit), cette œuvre est singulièrement « ouverte », au sens où l’entend Umberto Eco : « toute œuvre d’art, depuis les peintures rupestres jusqu’à la Chartreuse de Parme, est un objet ouvert à une infinité de dégustations ». Les images portent toujours une part d’énigme ; mais, au-delà des tentatives d’interprétation qu’elles suscitent, elles peuvent nous toucher, notre histoire rejoignant celle dont elles sont la trace.
Pour certains, qui sont grands-parents, l’écho, bien que lointain, de ce tableau est toujours vif. Quelles que soient les époques, les grands parents sont appelés à partager avec leurs petits-enfants des moments qui sont à eux seuls. Victor Hugo (1802 – 1885), qui cultivait « l’art d’être Grand-Père », raconte ses moments de complicité avec sa petite fille, et, comme lui, auprès des plus petits, nous pouvons retrouver les enfants que nous avons été.
Au-delà d’une possible identification, nous sommes invités à nous sentir embrassés au sein de cette accolade ouverte, touchés par la grâce de ce silence, emmenés le long des lacets de la route qui troue le paysage en arrière-plan.
Un fond éloquent
Le mur gris derrière le vieillard, comme un dais de cendres, est géométrisé et fermé (Fig. 2). C’est un fond nu, un pan qui contraste avec le paysage brillant de couleurs qui s’ouvre derrière l’enfant.
Le vieil homme n’a d’autre demain que la tombe, mais, devant l’enfant, l’avenir s’ouvre, sinueux et lumineux, sur un paysage moitié ciel-moitié terre (Fig. 3).
Des chemins, de terre puis d’eau, s’enroulent et amènent vers l’église, puis grimpent, à travers le verdoiement de la colline, à l’assaut du ciel. Echo de cette terre habitée, une montagne nue, bloc d’un bleu glacé, minéral mais déjà céleste, emmène le regard là où le ciel et la terre se confondent. Là-haut juste un petit nuage, ondulé et transparent, rappelle les chevelures très détaillées de l’enfant et du vieillard.
« Mais le vieillard est grand » (Victor Hugo, « Booz endormi »)
Ces deux êtres sont étroitement liés, d’abord par la couleur de leurs vêtements, qui sont ceux de nobles patriciens, et par l’orbe des bras du vieillard, puis par l’échange de leurs regards : cependant tout les oppose. Aux abondantes boucles blondes de l’enfance, répondent le front dégarni et les cheveux gris du grand âge. Le petit enfant, au fin profil de médaille est saisi en pleine lumière, alors que le crâne de l’homme âgé, en surplomb, prend les couleurs du fond sombre.
Représenté de trois-quart, cet homme est identifiable. L’artiste a peint, ici, son portrait. Son nez monstrueux est un stigmate ; il est frappé d’acné, appelé hypertrophique ou rosacée (ou rhinophyma), une pathologie qui s’aggrave avec l’âge. Un dessin de Ghirlandaio, conservé au Musée National de Stockholm, offre sans doute le portrait du même homme (Fig.4).
Ce fin dessin à la pointe d’argent, rehaussé de blanc, s’enlève sur un papier préparé en rose. Les traits affaissés suggèrent le portrait d’un mort, auxquels les spécialistes donnent un nom : Francesco Sacchetti.
Une attention aux caractéristiques, physiques, des deux modèles, guide la main de l’artiste dans ces deux œuvres, celle sur bois, comme celle sur papier. Rien de risible ni de caricatural ne vient entacher la description, quasi clinique des maux de la vieillesse, au contraire ils semblent en accuser la dignité : « le vieillard est grand » (Victor Hugo, « Booz endormi », La légende des siècles). Si le contraste entre son visage et celui de l’enfant est total, les caractéristiques de chaque portrait mettent en valeur celles de l’autre.
« Cet enfant te fera revivre, il sera l’appui de ta vieillesse » (Livre de Ruth 4, 17)
Double portrait, image commémorative, figure de la tendresse qui relie les deux extrémités de la vie, ce tableau est tout cela, et plus encore. Car Ghirlandaio nous donne à voir les vertus morales de ses modèles ; la grandeur d’âme, là où la nature a posé la disgrâce fait face à la gravité et à la pureté de l’innocence. A la bonté du vieil homme qui l’enveloppe, répond la clarté du regard de l’enfant, angelot attentif, qui, au-delà des apparences, semble dire qu’« on ne voit bien qu’avec le cœur » (Fig. 5).
Mais le plus étonnant est sans doute de constater, avec Marcel Proust devant cette œuvre (cité par Florence Chantoury-Lacombe), que, nous aussi, nous avons la possibilité de regarder ce vieil homme avec les yeux de l’enfant. Ce qui pourrait n’être que laideur et menace est ici amour, compassion, et veille paisible. Ce duo trouve un lointain écho dans le film de Claude Berri et Gérard Brach, Le vieil homme et l’enfant (1967), montrant comment la tendresse bourrue d’un occasionnel « Pépé », incarné par Michel Simon, se trouve convertie à l’humanisme par un petit enfant menacé par la folie des hommes (Fig. 6).
Sylvie Bethmont-Gallerand
enseignante à l’Ecole cathédrale, Collège des Bernardins, Paris
Le pape François a institué la Journée mondiale des grands-parents et des personnes âgées, célébrée, tous les ans, le quatrième dimanche du mois de juillet.
Pour aller plus loin :
Victor Hugo, L’Art d’être grand-père, Calmann-Lévy, (1877) nombreuses rééditions.
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, 1988 [1913], p. 219.
Umberto Eco, L’œuvre ouverte, Seuil, (1962) 1965.
Nathalie Volle, « La restauration du Vieillard et du jeune garçon de Ghirlandaio », La revue du Louvre, vol. 46, n° 3, juin 1996.
Florence Chantoury-Lacombe, « Le portrait en malade. Histoire de sa face cachée », Intermédialités, Envisager-Facing, n° 8, automne 2006; voir lien
Parution en mars 2021 :
Sylvie Bethmont-Gallerand, Le livre de prières des grands-parents, Paris, Mame.