Un bref retour historique
En 1907 les Frères Lumière lancent la plaque autochrome, mais ces positifs sur verre ne se prêtent pas à une exploitation commerciale grand public et leurs couleurs restent encore en décalage face à la réalité du monde.
Quand Nicéphore Niépce en 1827 regarde avec attention le dépoli de sa chambre photographique que voit-il ? Il voit une image mobile et en couleur et pourtant la couleur n’est entrée que tardivement dans la pratique photographique. Il faudra attendre les débuts du XXème siècle pour que photographier en couleur commence à être d’un usage accessible. Entretemps, les images sont monochromes et pour satisfaire les désirs de la bourgeoisie naissante, on retouche au pinceau les portraits pour mettre en valeur, et en couleur, les bijoux, les décorations, et les toilettes du modèle. Pendant la deuxième moitié du XIXème siècle, des procédés couleurs ont fait l’objet de recherches et d’expériences, mais ils sont loin d’être passés dans les usages. C’est en 1907 que les Frères Lumière lancent la plaque autochrome, mais ces positifs sur verre ne se prêtent pas à une exploitation commerciale grand public et leurs couleurs restent encore en décalage face à la réalité du monde (1). On peut citer également le procédé du « carboprint » utilisé par des photographes comme Paul Outerbridge, mais c’est surtout, à partir du milieu des années 1930, que l’invention du Kodachrome et la commercialisation des procédés à développement chromogène vont permettre à un plus grand nombre de faire des images avec les couleurs d’un monde « réel ».
Cependant, le noir et blanc va continuer à régner en maître et ceci pendant plusieurs dizaines d’années, plaçant la couleur dans une catégorie dépréciative face à celle « élitiste » du noir et blanc. On réserve la couleur aux usages commerciaux, publicitaires et aux pratiques amateurs et populaires ; leurs images, imprimées ou tirées sur papier, n’ayant de plus rien à voir avec la qualité de celles réalisées en noir et blanc. En 1917, Paul Strand écrit que « couleur et photographie, n’ont rien à faire ensemble ». Quelques années plus tard Walker Evans déclare : « La couleur gâte la photographie, et la couleur absolue la gâte absolument. Quatre mots suffisent à régler la question, qu’on doit prononcer à voix basse : la photographie couleur est vulgaire. Lorsqu’une photographie traite d’un sujet vulgaire […] alors la photographie couleur s’impose. »
Le noir et blanc apparaît donc comme le moyen d’expression propre au médium et sa pratique largement valorisée au détriment de la couleur. Cependant, en 1976, la première exposition personnelle de William Eggleston, organisée par John Szarkowski au Museum of Modern Art (MoMA) de New York, va consacrer la reconnaissance de la valeur artistique de la photographie couleur. Des artistes proclament alors que le monde est en couleur, mais quel est ce monde ? Ceci est une autre histoire….
Le noir et blanc, plus réel que la couleur
Le noir et blanc élimine le superflu et s’il perd une certaine forme d’information, c’est pour en gagner une autre.
Si pour certains la vision en noir et blanc est liée au passé, pour d’autres la vraie photographie, c’est la photographie en noir et blanc. Nous voyons naturellement en couleur mais, paradoxalement, « la photographie sert à voir en noir et blanc car nous voyons en couleur » (2). Ce qui amène à penser que la photographie noir et blanc est aussi un irréel, mais un irréel qui travaille et interprète la réalité. Si pendant toute la première moitié du XXème siècle et bien au delà, une partie des « grands maîtres » de la photographie s’est exprimée en noir et blanc, c’est pour s’affranchir de la stricte reproduction du réel et en revendiquer l’interprétation. Pour Jean Gaumy, « Le noir et blanc est un moyen de déréaliser le monde et de le ré-enchanter ». Pour Jocelyne Alloucherie, le noir et blanc « opère une distance nécessaire, agit comme un filtre immédiat. Atténue les effets de réel trop évidents ». Des remarques que l’on peut rapprocher de celles initiées dès les années vingt par Moholy-Nagy : « Nous avons à gagner d’avantage avec la fonction artistique de l’expression plutôt que par la fonction reproductive de la représentation » (3). Certains iront même jusqu’à affirmer que le noir et blanc est plus réel que la couleur. Le noir et blanc élimine le superflu et s’il perd une certaine forme d’information, c’est pour en gagner une autre. « Le langage du noir et blanc aura tant apporté visuellement à la compréhension du monde » (4). Pour reprendre les Pensées de Pascal, la couleur serait-elle une des formes de la distraction tandis que le noir et blanc irait à l’essentiel en nous proposant une image mentale qui nous ouvre à la réflexion.
Un pouvoir de révélation
« La maîtrise des intensités lumineuses, la transposition en noir et blanc, les nuances de clair-obscur constituent la base du procédé photographique » écrivait encore László Moholy Nagy (5). Cette écriture de lumière, qui est l’essence même de la photographie, provoque avec le noir et blanc une métamorphose vivante de l’espace et exprime ainsi sa puissance créatrice. Mais la modalité de ces choix implique un rapport particulier au temps, une attente que ce soit à la prise de vue ou en intervenant dans la chambre noire. « Pour moi l’acte photographique procède du même rituel que la cérémonie du thé au Japon ou le calumet de la paix chez les Indiens. Je photographie les gens dans leur espace, dans leur lumière naturelle c’est-à-dire là où ils ont pris l’engagement d’exister. Le pied photographique permet de prolonger le temps d’exposition pour que tout dure dans une apparente immobilité, plus longtemps que cela n’est nécessaire. Alors la lumière traverse la durée invariable et définit la rencontre » (6). Dieter Appelt dit souvent « Je travaille dans le temps long » car l’usage du noir et blanc lui permet de travailler dans la durée et de donner une matière au temps. Il ajoute « mes images ne sont pas pour des gens pressés ». Intimement liées à l’attente, la lecture des images noir et blanc demande du temps car leur présence laisse place à l’imaginaire, offre un pouvoir de révélation, un mystère où tout n’est pas donné.
Ainsi la photographie noir et blanc aurait un pouvoir plus grand pour nous mettre en présence du monde alors qu’elle semble se construire sur sa perte.
« Mais qu’en est-il de la perte des informations ? » s’interroge Jocelyne Alloucherie. « Cette idée de sacrifier du menu détail ou de la charge indicielle d’une image ne me gêne en rien. Au contraire, l’image y gagne en opérant davantage sur l’imaginaire ». Ainsi la photographie noir et blanc aurait un pouvoir plus grand pour nous mettre en présence du monde alors qu’elle semble se construire sur sa perte.
Bogdan Konopka décrit ainsi son travail : « J’ai vite compris que dans ce gris qui m’habitait il y avait des ressources infinies pour donner à sentir à la fois l’épaisseur du monde et notre fragilité. ». Nous voyons en couleur, mais nous pensons en noir et blanc a dit un jour un photographe. Si les procédés techniques ont largement contribué à valider une esthétique du noir et blanc, des photographes ont choisi et choisissent encore, en toute liberté, de s’exprimer en noir et blanc et ouvrent notre regard sur une autre façon de contempler le monde.
Françoise Paviot
Exposition initialement prévue du 16 décembre au 1er février, et reportée jusqu’à nouvel ordre :
Noir et Blanc : une esthétique de la photographie
Collection de la Bibliothèque nationale de France
Grand-Palais – Galerie Sud-est.
L’exposition Noir et Blanc est constituée de plus de 300 tirages représentatifs de la collection du département des Estampes et de la Photographie de la BNF. Cette présentation se concentre sur le XXème siècle tout en proposant en préambule un ensemble emblématique d’images du XXème siècle.
Commissariat : Sylvie Aubenas, Eloïse Conésa, Flora Triebel et Dominique Versavel.
Publication d’un catalogue.
Cliquez ici pour accéder au site internet du Grand Palais
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(1) Les collections du musée départemental Albert-Kahn à Boulogne-Billancourt
(2) Patrick Bard
(3) Laszlo Moholy-Nagy, Peinture, photographie, film, 1927.
(4) Bernard Plossu
(5) Laszlo Moholy-Nagy – Ibid. citation
(6) Bogdan Konopka