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« Le Jeune Ahmed » des frères Dardenne : un film dur et pur entre fascination radicale et appel à la vie

Grâce à une mise en scène exceptionnelle (primée lors du dernier festival de Cannes 2019), les frères Dardenne dressent le portrait d’Ahmed, jeune radicalisé de 13 ans, qui interroge notre regard et le rapport à l’autre. Un film en tension, juste et magnifique.
Publié le 26 juin 2019
Écrit par Pierre Vaccaro

Le Jeune Ahmed, 2019 © christine plenus – DIAPHANA DISTRIBUTION

Une caméra pinceau pour dresser le portrait d’un jeune radicalisé entêté

Dès le premier plan, nous sommes pris dans cette tension qui caractérisera le personnage et qui ne quittera jamais ce film à la brillante mise en scène.

Il serait vain de chercher dans « Le Jeune Ahmed » un film « à thème » sur la radicalisation. Au démarrage du récit, d’ailleurs, celle-ci est déjà faite. Les cinéastes ont tout de suite évacué la question des causes et des effets du sujet. Le film de Luc et Jean-Pierre Dardenne se concentre sur ce jeune adolescent têtu décidé à en découdre et prêt à aller jusqu’au bout de ses actes. Dès le premier plan, la caméra le suit de dos alors qu’il monte un escalier quatre à quatre. Nous ne le connaissons pas encore mais nous sommes pris dans cette tension qui caractérisera le personnage et qui ne quittera jamais ce film à la brillante mise en scène. Comme l’ont souligné de nombreux commentateurs, les frères Dardenne font avec « Le Jeune Ahmed » un retour à leurs fondamentaux : retour à un prénom, à un cadre serré, à des acteurs inconnus et à une approche très physique de filmer. On retrouve leur cinéma pur et dur, marqué par l’absence de « psychologie » du protagoniste, comme dans l’œuvre de Bresson. Ahmed est guidé par le destin, il n’y a pas à expliciter les raisons ou les motifs de son action. La caméra, mouvante, colle à l’épaule et à la peau de son sujet. Elle suit en plans-séquence (la discussion à l’école sur les cours de langue arabe, par exemple) les mouvements et les interactions, comme happée. L’épuration du plan, caractéristique de la mise en scène, tend à circonscrire le mouvement de chaque séquence à la stricte décomposition d’une action. En filmant au plus près, les réalisateurs se servent de leur caméra comme d’un pinceau, faisant abstraction de toutes données psychologisantes ou intellectuelles, pour littéralement « dresser le portrait d’une personne » que nous sommes amenés à regarder, à scruter, comme on s’attarderait sur un tableau pour en percer le sens et le symbolisme, voir au-delà.

LE JEUNE AHMED, 2019 © CHRISTINE PLENUS – DIAPHANA DISTRIBUTION

Une gymnastique du regard pour sonder le mystère de l’autre

Jusqu’au bout, le film des frères Dardenne reste irrésolu, côtoyant un nihilisme dérangeant, une noirceur, sans volontairement parvenir à percer le mystère de ce Mal qui divise son protagoniste.

Pour le spectateur, comme pour les auteurs, il s’agit donc bien de résoudre une énigme : celle d’un être miné par une mission de meurtre dont il est persuadé d’être investi. La force de la mise en scène est de faire travailler notre regard de spectateur. On pense souvent à ce film bien après son visionnage. Notre jugement est éprouvé, nous sommes nous-mêmes travaillés de l’intérieur. Comment juger ce jeune ? Que penser de lui ? Est-ce que l’on peut lui pardonner ? Le film est du début à la fin passionnant parce que nous sommes sidérés, littéralement « sous le choc », touchés dans notre propre discernement et nos repères moraux. Nous voyons en cet adolescent l’image d’un innocent, et nous sommes émus lorsque, à la ferme, il réapprend la vie et caresse un petit veau, comme le ferait un enfant. Comment pourrait-il comprendre la gravité de ses actes ? Puis, quelques moments plus tard, nous ne voyons en lui qu’un bloc de haine froide, incapable d’aimer, manipulateur avec son entourage, une personne proche de l’autisme. Jusqu’au bout, le film des frères Dardenne reste irrésolu, côtoyant un nihilisme dérangeant, une noirceur, sans volontairement parvenir à percer le mystère de ce Mal qui divise son protagoniste. Ahmed nous échappe jusqu’à la fin et même au-delà. Dans un sublime dernier plan, la caméra balaie en l’effleurant de bas en haut, le corps de ce jeune être terrassé. Il est livré, innocent comme un oisillon tremblant tombé du nid, sans défense, appelant sa mère. Et pourtant une sourde inquiétude persiste. Ne cherche-t-il pas à se saisir à nouveau de son arme de fortune ?  Ahmed résiste encore, frôlant une rédemption, et de notre côté nous nous demandons si nous pouvons voir en ce retournement final le salut attendu.

Le Jeune Ahmed, 2019 © CHRISTINE PLENUS – DIAPHANA DISTRIBUTION

Choisir la vie ou la mort : l’incarnation comme pierre d’achoppement du fait religieux.

La religion, au lieu d’être une puissance d’amour, est devenue une fuite de l’incarnation, une entrave aux émotions et à la rencontre de l’autre.

Le film place l’un en face de l’autre la logique obsessionnelle du fanatisme, avec son œuvre de mort, et son contraire, la rencontre des autres comme ouverture à la vie. Les chemins qui se présentent à Ahmed, les chances qui frappent à sa porte représentent autant d’opportunités d’une « guérison » sans pour autant l’atteindre vraiment. Le discours et les pratiques religieuses ont étouffé les germes de vie qui couvent en lui. Le film porte un attachement tout particulier aux détails de la pratique des rites autour desquels s’organise la vie d’Ahmed, comme autant de gestes façonnés pour une éducation patiente et minutieuse de maîtrise du corps. Il peut s’agir d’une position (celle de la prière), d’interdits corporels (serrer la main des femmes, entrer en contact avec des animaux) ou d’ablutions. La religion, au lieu d’être une puissance d’amour, est devenue une fuite de l’incarnation, une entrave aux émotions et à la rencontre de l’autre. Il n’est donc pas étonnant que les moments les plus importants du film, ceux qui participent d’une éventuelle déradicalisation du jeune homme dans le centre, soient vécus par Ahmed comme des attaques contre son corps : un chien qui lui lape la main, la jeune fille qui effleure sa peau avec une brindille, une chute brutale. L’amélioration de son état devrait passer par la prise de conscience de ce que l’autre éprouve ou ressent. Ce n’est d’ailleurs que lorsque lui-même est atteint dans sa propre chair, à la chute finale, que le personnage peut prendre conscience de l’autre et de ses limites. (En éprouvant la souffrance dans mon propre corps je prends conscience de la souffrance que je peux moi-même causer à l’autre.) Les idéalismes et le fanatisme du jeune Ahmed semblent ainsi mis à mal par la prise de conscience de l’altérité, de ce qui est palpable et incarné. « C’est normal que cela prenne du temps pour comprendre ce que tu as fait, souligne l’éducateur d’Ahmed, la mort c’est autre chose qu’une piqûre de moustique ».

Pierre Vaccaro
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