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Le Christ de douleur du musée Fenaille à Rodez

Pionnier de l’industrie pétrolière, grand amateur d’art et mécène, entre autres, d’Auguste Rodin, Maurice Fenaille eut le bon goût de sauver de la démolition l’ancien hôtel de Jouéry, à Rodez, pour y installer sa collection d’art. Le musée qui porte son nom fut inauguré en 1937, avec une prépondérance donnée à la sculpture du Rouergue de la préhistoire à la Renaissance. Il abrite notamment un Christ saisissant du début du XVIe siècle, unique vestige d’une crucifixion qui ornait le réfectoire de l’abbaye cistercienne de Bonnecombe.
Publié le 02 avril 2021

Christ, début du XVIe siècle, bois polychrome (hauteur 61 cm; largeur 35 cm; profondeur 26 cm), provenant de Comps-la-Grand-Ville (abbaye de Bonnecombe), musée Fenaille, Rodez © Odile de Loisy

Il vous saisit au détour d’un palier : un Christ agonisant en bois polychrome, au buste démembré scié à mi-corps. Une œuvre bouleversante qui affirme tout autant le souci de réalisme de cette sculpture renaissante que l’humanité de son Christ ; jusqu’au terme de sa Passion, Il est homme, pleinement homme. Sans pathos, l’auteur anonyme de ce Christ en croix (sans doute un maître italien du XVIe siècle) intériorise le thème, en livre une traduction sensible et spirituelle qui « frappe à la porte de l’âme », pour reprendre les mots de Jean Grosjean. L’état de conservation de la statue, amputée et détériorée par les actions conjuguées du temps et de la main humaine, intensifie paradoxalement l’émotion qu’elle concentre : que la chair est donc faible et vulnérable…

Sans doute portait-il autrefois une couronne d’épines, désormais disparue, comme en attestent les traces de clous sur sa tête. Le corps est mince, les côtes saillantes, les bras absents. A son côté droit, la plaie percée par la lance du soldat est largement béante ; teintée de rouge sombre, elle semble faire écho à l’entaille marquant sa tempe gauche et à sa cavité buccale. Emacié, son visage aux traits fins penche sur son épaule droite. Des rehauts de brun teintent encore une partie de sa chevelure ainsi que sa courte barbe délicatement ciselée.

Un effort douloureux se lit dans l’inclinaison du cou aux ligaments tendus et aux clavicules marquées, comme dans l’exténuation du souffle qui creuse sa cage thoracique et entrouvre sa bouche sur des dents régulières. Une multiplicité de trous minuscules – œuvre de quelque insecte xylophage -, crible la pulpe claire et tendre, légèrement rosée, du bois de tilleul dans lequel est taillée la statue. Assez endommagé, un enduit composé de liants et de bandes de toiles collées la couvre partiellement de coulures blanchâtres soulignant involontairement le creux de ses joues et de ses paupières, les ailes de son nez, son cou et son buste. Comme sous le poids des larmes, leur épanchement vers le sol contribue plus encore à ancrer dans le monde Celui qui ploie dans la souffrance : Ecce homo, voici l’homme…

Un Homme de douleurs éploré ; un Christ incarné qui, au jour d’une Passion toujours actuelle, n’en finit pas de souffrir ; un Dieu qui prend la condition humaine à bras-le-corps et agonise dans son dernier souffle, terrassé par le vertige du gouffre et le néant du sens : « Mon âme est triste à mourir » (Mc 14, 34). Le roi est nu, d’une nudité radicale dans l’abandon extrême à la volonté de son Père : « Abba, Père, à toi tout est possible, écarte de moi cette coupe ! Pourtant, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux » (Mc 14, 36). Alors ce cri silencieux de la déréliction est autant l’angoisse de l’anéantissement dans la mort – solitude et souffrance vécues dans l’ultime nuit humaine – que le signe de la foi absolue – don de soi par aban-don : « La peur est cet étouffement qui nous fait ouvrir la bouche et prendre notre souffle ailleurs, le recevoir de l’autre. […] La confiance vit de péril, et non de sécurité. A cette lumière, l’éloge de la crainte peut être un premier chant d’amour. » (1) Cri d’un Christ manifestant sa condition filiale jusqu’au bout, paradoxalement Sauveur quand il se dessaisit de sa qualité-même de sauveur pour s’en remettre à son Père. Peut-être ses yeux mi-clos disent-ils l’instant en suspens de la Passion du Fils, ici et maintenant suspendu à Celui qu’il aime dans l’ultime oubli de soi, par compassion, pour le salut des hommes.

Odile de Loisy

 

Notes

Jean-Louis Chrétien, La voix nue, phénoménologie de la promesse, Paris, Editions de Minuit, 1990, pp.236-237.

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