L’affaire Dreyfus au cinéma
Nous laisserons tout de suite de côté la polémique autour de Roman Polanski en vous conseillant, sur cette question, de lire l’avis pertinent de Bruno Frappat dans sa chronique « L’Homme et l’œuvre » du journal La Croix en date du 15/11/2019.
Bien sûr qu’il faut aller voir ce film qui est un grand film ! Son premier intérêt c’est son sujet qui nous touche aujourd’hui dans un contexte parfois de regain d’antisémitisme en France. Le cinéma français dans son histoire s’est paradoxalement peu intéressé à cette incroyable page d’histoire, excepté au travers d’actualités d’époque reconstituées (dont la plus célèbre est celle de Georges Méliès en 1899) et quelques films dont on a peu parlé. Hors cinéma français, le sujet a déjà été traité par le Septième Art dans « Dreyfus » de Richard Oswald en 1930, « Dreyfus » de F.W. Kraemer et Milton Rosmer en 1931, « La Vie d’Emile Zola » de William Dieterle en 1937 et « I accuse » de José Ferrer en 1957.
Du film historique au thriller
Le scénario développe avec limpidité et clarté, tel un livre d’histoire, la fameuse affaire qui a coupé la France en deux au tournant du siècle.
« J’accuse » est adapté du roman historique « D. » de Robert Harris, lequel avait déjà collaboré avec Roman Polanski sur « The Ghost Writer », qui est aussi une adaptation de l’un de ses livres. Au départ, les deux hommes voulaient raconter l’histoire du point de vue de Dreyfus, mais ils ont rapidement changé de perspective. Polanski a décidé de relater l’affaire du point de vue du Colonel Picquart qui, par son sens du devoir, va révéler la machination et les silences de l’armée. La réalisation offre, en tous points, jusque dans les plus petits détails, une reconstitution soignée et s’attarde particulièrement sur la vétusté du service de contre-espionnage de l’époque (locaux, méthodes, etc). Le scénario développe avec limpidité et clarté, tel un livre d’histoire, la fameuse affaire qui a coupé la France en deux au tournant du siècle.
La réalisation frappe par sa force, sa détermination tranquille mais violente, sa mécanique tendue comme une flèche jusqu’au dévoilement final.
Porté par une dramaturgie dense et profonde renforcée par le thème musical poignant de la partition d’Alexandre Desplat, le film présente un montage impeccable, rigoureux et discret qui laisse la part belle à de nombreux acteurs, notamment issus de la Comédie Française. Jean Dujardin (le colonel Picquart), plutôt habitué aux rôles de comédie, trouve ici une gravité juste et sobre qu’on lui connaît peu au cinéma. « J’accuse », une fois dépassé sa dimension de film historique, bascule du côté du thriller, devenant un film de contre-enquête. La réalisation frappe par sa force, sa détermination tranquille mais violente, sa mécanique tendue comme une flèche jusqu’au dévoilement final.
Portée universelle du propos
Cette neutralité sur la nature du devoir de l’homme d’armée, voulue par Polanski, donne à « J’accuse » une portée universelle.
Le film évoque le combat de Picquart pour Dreyfus, même si celui-ci restera neutre jusqu’au bout de l’affaire, sans devenir un opposant à l’antisémitisme. Le film d’ailleurs souligne bien l’ambiguïté de ce militaire : le colonel, malgré la lutte entreprise pour cet homme, n’en deviendra pas plus ouvert d’esprit, comme le soulignent la sécheresse et la rudesse des scènes de conclusion. Le film montre fort peu de liens entre les deux personnages , comme si cette relation, qui aurait pu être soudée par ce scandale, ne s’était jamais incarnée. Cette neutralité sur la nature du devoir de l’homme d’armée, voulue par Polanski, donne à « J’accuse » une portée universelle. Le film évoque symboliquement toute lutte, d’hier et d’aujourd’hui, pour faire éclater la vérité, la justice, dénoncer les conspirations, les silences et les non-dits, y compris et surtout au sein des institutions (ecclésiales, militaires, gouvernementales, etc.) lorsque des hommes dotés d’un haut pouvoir se font complices d’un mal structurel. Et de pointer en même temps cette incapacité individuelle qu’a parfois l’homme à remettre en cause son rapport au réel. Un film passionnant.
Pierre Vaccaro
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