Un conte fantastique qui cache une fable politique
Couleurs acidulées et saturées, notes berçantes d’Alexandre Desplat, décoration minutieuse, l’enchantement opère dès les premiers plans. Les images s’illuminent à l’écran comme des bijoux. Une voix off inaugure le récit à manière du « il était une fois ». La forme de l’eau s’ouvre comme on tourne les premières pages d’un conte. Certaines situations rappellent étrangement Amélie Poulain (ce qui n’a pas plu à Jean-Pierre Jeunet) mais on pense surtout à la Belle et la Bête. Le réalisateur a confectionné un objet filmique féérique d’une beauté plastique exceptionnelle. Pour le traitement de la lumière, il a demandé au directeur de la photo danois, Dan Laustsen, d’utiliser des tons monochromatiques, principalement bleus et verts, contrebalancés par de l’ambre. Le rouge n’étant ainsi utilisé que pour le sang et l’amour.
Depuis toujours, le réalisateur mexicain a su alterner des productions très commerciales (Hellboy) et des films plus intimistes (l’Echine du diable) et ce, sans jamais compromettre son exigence artistique, ni renier ses convictions et ses origines culturelles. La finesse plastique du film rappelle parfois l’artisanat populaire mexicain avec par exemple ses minutieuses maisons de poupées et ses univers colorés. Aujourd’hui les films de del Toro réalisent toujours plus cette habile alchimie entre cinéma grand public à effets spéciaux et cinéma dit d’auteur où s’entrecroisent ses thèmes favoris : l’enfance, la guerre et l’oppression, les monstres, le fantastique, la religion, le mal et le salut.
C’est plus que jamais le cas pour la Forme de l’eau où la poésie fantastique permet de faire un va et vient entre réel et irréel. Se situant dans les années 60 en période de guerre froide, le récit s’inscrit dans des années d’expansion économique, où émerge une société de consommation symbolisée par la voiture. Derrière le conte, Del Toro fait vite émerger la fable politique. Cette époque d’explosion du libéralisme américain lui sert de tremplin pour dénoncer le regain actuel des nationalismes (symbolisé par les caméras de surveillance de l’usine ou encore la matraque de M. Strikland), le rejet des minorités (les noirs, les homosexuels, les classes populaires…) et la violence du communisme.
L’eau comme symbolique de l’amour et de la différence
Le cinéaste, empreint de culture religieuse populaire, n’ignore pas que l’eau représente à la fois le lieu du péché et du salut. Elément central du film, il en fait le lieu de l’incertain, du mouvant, la symbolique de l’amour et de la différence. La relation intime entre la princesse muette et le monstre, qui va jusqu’à être physique, apparaît comme incongrue dans ce monde aux idéologies formatées et aux pouvoirs oppressants. Cette union est ainsi présentée comme une sorte de paradigme de toutes les différences (sexualités, handicaps, races..).
Symbole de la liberté, l’eau est l’élément dont se sert le cinéaste pour exprimer l’amour sous toutes ses formes, donnant au conte une dimension universelle. Ecoutons Guillermo del Toro lui-même revenir sur la signification du titre : « L’eau prend la forme de son contenant, mais malgré son apparente inertie, il s’agit de la force la plus puissante et la plus malléable de l’univers. N’est-ce pas également le cas de l’amour ? Car quelle que soit la forme que prend l’objet de notre flamme – homme, femme ou créature –, l’amour s’y adapte.»
Un profond hommage au cinéma
Le cinéma ouvre les portes de l’imaginaire. Les écrans représentent pour del Toro des lieux pour écrire les rêves, mais aussi pour entrer en relation avec le réel. Tel un grand enfant amoureux du cinéma, ayant toujours baigné dans les images, il sème tout au long du film des références et des clins d’oeil, principalement aux comédies musicales. Ce genre cinématographique ne représente t-il pas par excellence celui de l’imaginaire, du mouvement, de la joie, de la liberté ?
Le film associe également l’appartement de son héroïne à celui d’une salle de cinéma située juste en dessous. Dans La Forme de l’eau, le cinéaste semble nous dire qu’avec le 7eme Art il est dans son élément, celui dans lequel il aime passionnément se plonger (et nous avec), comme s’il flottait de nouveau dans le liquide du ventre maternel. « Incapable de percevoir ta forme, je te vois partout autour de moi » conclut le narrateur dans l’épilogue. Plus qu’une déclaration d’amour au cinéma, La Forme de l’eau témoigne d’un attachement viscéral à la Vie sous toutes ses formes. Une intime profession de foi cinématographique qui a valu à ce film de remporter une marée de distinctions dont deux des plus exceptionnelles: le Lion d’Or de Venise en 2017 et l’oscar du meilleur film cette année.
Pierre Vaccaro (contacter l’auteur)