« Dis-moi Vénus ». D’après Offenbach, La Belle Hélène, Acte II
Le musée de l’Homme réunit jusqu’au 22 mai 2023 des productions des hommes du Paléolithique supérieur durant les périodes appelées Aurignacien, Gravettien, Solutréen et Magdalénien (-40 000 à -10 000 ans av. JC) (Fig.1). Autour de la « Vénus de Lespugue », les statuettes féminines présentées sont des originaux et non des moulages. Pour la plupart de petite taille, tenant dans le creux de la main, elles induisent une proximité fascinante avec ceux qui les ont créées.
Se référant aux découvertes les plus récentes, cette exposition présente également des animations interactives, montrant quelques-uns des sites innombrables d’art rupestre (difficiles à dater). Ces gravures et peintures pariétales (sur des parois) proviennent de tous les continents, des grottes de Dordogne, comme des falaises de Chine, d’Utah et d’Australie, ornées de peintures.
La beauté fascinante de la « Vénus de Lespugue » n’a cessé d’inspirer, depuis sa découverte, nombre d’artistes parmi lesquels, entre autres, Picasso, Brassaï, Louise Bourgeois et Yves Klein, dont le bleu outremer -IKB- a été choisi comme fond d’exposition par les scénographes d’Arts et Préhistoire.
Un temps long
Lorsque l’on dit « art préhistorique », les grottes de Lascaux et de Chauvet viennent à l’esprit. La « Vénus de Lespugue » est datée du Gravettien (-25 000 ans), une période qui se situe entre les dates d’ornementations de ces deux grottes (Fig. 1). Celle de Chauvet-Pont d’Arc (-37 000) en Ardèche (découverte en 1994) est antérieure à celle de Lascaux (-21000) en Dordogne (découverte en 1940.)
Comme une femme-grappe
La Vénus de Lespugue (Fig. 2) est devenue l’archétype des statuettes datées de la période du Gravettien, (-34 000 à – 26 000). Plus de deux cents sculptures apparentées ont été trouvées en Europe. Elles n’appartiennent ni au grand art pariétal (paroi des grottes) ni au monde des morts, car elles faisaient partie de l’habitat domestique.
Le 9 août 1922, un coup de pioche (qui l’a beaucoup altérée) a permis la découverte de la « Vénus de Lespugue », à l’entrée de la grotte des Rideaux (Haute-Garonne) au sein d’une couche géologique noire, un possible foyer. Sa couleur noire provient de l’oxyde de manganèse des sédiments où elle se trouvait. Les fouilles étaient conduites par René de Saint-Périer et son équipe (dont son épouse Suzanne) dès 1911. Trouvée en position debout, elle tient dans le creux de la main et semble faite pour être manipulée (Fig. 2 et 3).
Une fois les morceaux rassemblés, et malgré les lacunes, apparaît une fascinante figure féminine, une femme comme une grappe, dont les grains ovoïdes semblent s’écouler à partir de sa petite tête au port délicat. Elle est à la fois très réaliste et d’une harmonie de formes parfaite mis en valeur par la brillance de l’ivoire (blanc à l’origine), issu d’un beau travail de polissage. Envisagée de face, de profil, de dos, ou encore renversée, elle a nourri toutes les interprétations, et même les fantasmes, des scientifiques comme des artistes. Les archéologues, au moyen de nombreux schémas, tentent de lui apposer des tracés régulateurs faits de cercles, losanges, triangles (Rouquerol, 2018).
Mais ces tentatives ne doivent pas faire oublier que cette œuvre n’est pas unique en son temps. Les archéologues découvrent constamment des exemplaires de ces petites figures féminines sculptées en ronde-bosse, ou bien gravées, sur ivoire, sur calcaire (site découvert récemment d’Amiens-Renancourt) et même en terre cuite (république Tchèque). Elles présentent des canons plastiques relativement fixes comme la stéatopygie (amas graisseux au niveau des fesses et des hanches), une poitrine abondante, un ventre proéminent (qui évoque soit une grossesse, soit la période d’après l’accouchement), et souvent l’absence de traits du visage. Les bras, très minces, sont souvent posés sur la rotondité des seins, parfois prolongés par des mains (Fig. 4).
Ces caractères communs témoignent des relations étroites établies entre les groupes humains depuis Pyrénées jusqu’à la plaine russe de l’Oural. On ne leur connaît pas de formes équivalentes durant les périodes précédentes ni suivantes. Ainsi durant la période Magdalénienne, les canons esthétiques vont changer, les figures deviendront plus stylisées.
Opulence maternelle
Maternelle, hiératique, opulente, la « Vénus de Lespugue » est, pour nous, à la fois tout autre, car venue d’âges si lointains, et si proche, par ce qu’elle présente des signes féminins. Aux nombreuses hypothèses des archéologues (et nous n’avons à notre disposition que des hypothèses) qu’il me soit permis d’ajouter une lecture personnelle : celle d’une figuration de la période de l’allaitement, alors que les aléas et les dangers de la grossesse et de l’accouchement sont passés. Pour Didier Lett et Marie-France Morel, Une histoire de l’allaitement (2006) : « depuis la nuit des temps les hommes ont éprouvé le besoin de représenter les gestes de la lactation. Dès l’époque préhistorique, on trouve des statuettes féminines allaitant un enfant ». Malheureusement ils n’en donnent aucun exemple. Pour trouver des figures féminines aux seins pleins portant des nourrissons, l’archéologie fait remonter au Néolithique, la première figure d’une femme allaitant qui appartiendrait à la culture Vinča, en Serbie.
Le sauvage et le préhistorique
La science préhistorique est encore jeune, qui s’est construite aux mêmes moments que l’exhibition dans des zoos humains d’une femme nommée « Vénus Hottentote ». La rencontre entre cette femme et les savants du Muséum d’histoire naturelle (Cuvier, Geoffroi Saint-Hilaire) se fit sous l’égide de la nouvelle science de l’anatomie comparée. Et l’appellation de « Vénus » est le fruit d’un rapprochement ironique entre la Vénus callipyge (aux belles fesses), de la Grèce antique, et le caractère stéatopyge (aux fesses grasses) de cette femme. C’est aussi la période de découvertes archéologiques de statuettes du Paléolithique (Grimaldi -Fig. 3, Brassempouy) semblables par leurs formes. L’amalgame semble évident entre les humains préhistoriques et « Hottentots » qui s’imposent alors comme des « fossiles vivants ». Ainsi était présentée la « Vénus Hottentote », attestant de l’origine africaine des européens, mais aussi de l’existence de races inférieures situées par les savants de l’époque entre humains et « sauvages ». La « Vénus Hottentote » meurt prématurément, presque un siècle avant la découverte de la « Vénus de Lespugue ». L’histoire de Sawtche, son vrai nom (1788/89-1815) -nommée Sarah ou Saartjie Baartman par les occidentaux- est contée dans le film Vénus noire, d’Abdelatif Kechiche (2009).
Art et préhistoire
Peut-on parler « d’art préhistorique » ? Le Centre Pompidou semble s’être déjà posé la question en proposant l’exposition « Préhistoire, une énigme moderne » (8 mai-16 septembre 2019). En inscrivant le mot « art » au pluriel, les auteurs de la saison Arts & préhistoire détournent un peu la question. La notion d’artiste, si elle est documentée dans l’Antiquité, provient, pour son acception actuelle, des humanistes de la Renaissance italienne. Elle sous-tend les catégories de maîtres, d’ateliers, de commandes, de mécènes, mais surtout d’art pour l’art, voire de vedettariat. Est-il possible d’utiliser ces catégories pour tenter d’envisager l’art du Paléolithique supérieur daté, pour les plus anciennes pièces de -40 000 ans, alors que l’on ne sait rien de leurs conditions de production ; sinon en tentant une approche prudente, qui a toujours ses adeptes, selon les modèles ethnographiques fournis par les rares populations de chasseurs-cueilleurs vivant encore sur notre terre.
Picasso (1881-1974) a possédé deux moulages de la Vénus de Lespugue, acquis peu après sa découverte, qu’il conservait dans une vitrine aux côtés d’idoles des Cyclades (Fig.5). De ses Baigneuses à la Vénus du gaz (1945), il ne cesse de faire référence à cet art archaïque resté si mystérieux, qu’il considère comme « sans âge ». Un an après la mort du maître, André Malraux dans La tête d’obsidienne rapportait ses propos sur la « Vénus de Lespugue » : « Je pourrais la faire avec une tomate traversée par un fuseau, non ? »
Picasso était très intéressé par l’attitude de sainte Bernadette, qui, après avoir enfermé dans un placard toutes les représentations de la Vierge qu’on lui présentait, s’était écriée devant une icône : « c’est elle ! ». Ce qui le conduisait à réfléchir à la possibilité d’un Musée Imaginaire des artistes, où « les sculptures « qui nous parlent, se parlent ». Il ajoute : « pourquoi j’aime ma Vénus préhistorique ? Parce que personne ne sait rien d’elle : la magie ça va ! J’en fais aussi ! » Une invitation à se rendre au musée de l’Homme pour la prochaine exposition de la saison Arts & préhistoire : Picasso et la préhistoire, en février 2023.
Sylvie Bethmont-Gallerand
enseignante au Collège des Bernardins, Paris
Pour aller plus loin :
Quelques livres :
-André Malraux, La tête d’obsidienne, Gallimard, 1974, (p. 115 et 121-124).
-Didier Lett et Marie-France Morel, Une histoire de l’allaitement, éditions de La Martinière, 2006.
-Pascal Blanchard (et alii), Zoos humains et exhibitions coloniales. 150 ans d’inventions de l’Autre, La Découverte, 201.
-Claude Blanckaert (coord.), La Vénus Hottentote entre Barnum et Muséum, Paris, publications du muséum d’Histoire naturelle, 2013.
-Nathalie Rouquerol et Franch Le Moal, La Vénus de Lespugue révélée. Regards croisés, 2018. Les auteurs, l’ancienne directrice du musée de la Préhistoire d’Aurignac et un sculpteur, en donnent des interprétations sensibles fondées sur une minutieuse observation.
– Préhistoire, une énigme moderne, Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, catalogue de l’exposition 2019.
– Cécile Debray et alii, Arts et préhistoire, Patrick Paillet et Eric Robert, Muséum national d’Histoire Naturelle, Catalogue de l’exposition 2022.
Saison « Arts & Préhistoire » au musée de l’Homme – 17, place du Trocadéro, 75016 Paris.
Jusqu’au 22 mai 2023
Toutes les informations pratiques sur l’exposition « Arts & Préhistoire » en cliquant ici
Du 8 février au 12 juin 2023, alors que plusieurs pays s’associent pour célébrer le cinquantenaire de la mort de cet artiste, le musée de l’Homme présentera l’exposition « Picasso et la Préhistoire », un vrai dialogue de l’artiste avec les objets préhistoriques.