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[Décryptage] Le Christ aux outrages : « Mais à quoi jouent-ils ? »

Des hommes s'agitent autour d’un autre, assis les yeux bandés, en qui l’on reconnaît le Christ. Fra Angelico a suivi les évangiles de la Passion pas à pas, mais il les a mis en scène comme en un théâtre et la leçon théologique est ancrée dans la vie quotidienne avec ses jeux parfois cruels.
Publié le 03 juillet 2017

 

C’est une boîte de couleur rose, couleur d’aurore peut-être, une pièce si étroite et si nue qu’elle évoque un castelet pour marionnettes ou un décor de théâtre. Légèrement décentré et assis sur une estrade, le Christ peut être reconnu à son auréole crucifère (qui porte une croix). Des phylactères (parchemins) sont tendus en haut et en bas de la scène, ils nous incitent à mettre en rapport les textes qu’ils portent et l’image qu’ils encadrent.

Entrons dans l’image…

Tout est à sa place : le drap rouge, de couleur un peu plus soutenue que les murs, a été accroché à trois anneaux. Autour du Christ chacun semble prendre la pose car chacun connaît son rôle, symétriquement posés dans cet espace clos, des personnages se parlent, deux ont mis un genou en terre, deux autres lèvent la main, et deux hommes nous tournent le dos, fermant un peu la scène.

(<) L’un d’entre eux, les joues gonflées, semble prêt à cracher sur Jésus et il lui tire une mèche de cheveux. Fra Angelico, le bienheureux peintre céleste, les a figés dans leurs mouvements … Attention … ne bougeons plus ! Ce n’est pas seulement la vie, c’est un Tableau vivant.

(>) Dehors, hors champs, il fait nuit noire. Par la porte ouverte on aperçoit le ciel sans étoiles et puis un homme assis, désigné de l’index pointé par une femme vêtue de rouge.

De l’image aux textes, lire l’image Bible en mains

Le Christ a les yeux bandés, c’est un motif rare dans l’art chrétien. Fra Angelico représente ainsi, à plusieurs reprises, le Christ outragé dans la maison du Grand Prêtre, reprenant textuellement les évangiles de Matthieu et de Luc : « Alors ils lui crachèrent au visage et le giflèrent ; d’autres le rouèrent de coups en disant : Fais-nous le prophète, ô Christ ! Qui t’a frappé ? » (Mt 26, 67-68, trad. AELF). Une phrase semblable tirée de  l’évangile de Luc est inscrite, comme en une moderne bande dessinée, en bas, sur un parchemin aux bords enroulés. On peut lire : Illudebant ei caedentes. Et velaverunt faciem ejus (Ils se moquaient de lui en le frappant et ils lui voilèrent le visage -Lc 22, 63-65). En haut la phrase annonce la Passion selon le prophète Isaïe : Faciem meam non everti ab increpantibus et conspuentibus in me (Je n’ai pas détourné ma face de ceux qui m’injuriaient et me couvraient de crachats -Is 1, 6-7).

Des jeux cruels

Cette scène de l’Evangile est en parfaite adéquation avec des jeux cruels auxquels on s’adonnait, enfant ou adulte, déjà dans l’Antiquité. Au Moyen Age ces jeux portaient des noms imagés comme « le chapifou », « la grenouille » ou « qui fery», c’est-à-dire : « qui frappe ? ». Ils sont toujours joués les yeux bandés sous les noms de « colin-maillard » ou de «la main chaude » : un joueur, aveuglé par un bandeau, devant deviner qui vient le frapper par derrière, des huées et des quolibets accompagnent ces brutalités. Fra Angelico a pu voir ces jeux qui étaient repris, depuis le Moyen Age, par l’art et le théâtre sacré, comme Le Mystère de la Passion de Nostre Seigneur, où deux bourreaux, Marquin et Haquin,  jouent au « qui fery » avec le Christ comme victime.

Une lumière dans la nuit

Les évangélistes nous disent que c’est l’heure des ténèbres, car depuis que Judas est sorti pour livrer Jésus « il fait nuit » (Jn 13, 21-38). Pendant que Jésus comparaît devant ceux qui l’accusent, Pierre par trois fois le renie, et la troisième fois son maître lui jette un dernier regard (Lc 22, 61). Jésus, la lumière du monde, est alors aveuglé et brutalisé. Pourtant Fra Angelico rejette la nuit en une mince bande sur le côté et donne toute la place aux couleurs tendres d’un jour qui se lève.

Au point central de la composition, la main du Christ tient le globe doré du monde (qui n’apparaît pas dans les textes). Fra Angelico nous délivre ici une leçon de théologie en synthétisant plusieurs passages des évangiles pour dire la gloire du Christ en sa Passion. L’évangile selon saint Marc dit que les bourreaux ont a placé un roseau dans sa main, un sceptre de dérision (Mt 27, 31), Fra Angelico le remplace par un long bâton. Mais le vêtement blanc et or, dont ici le Christ est revêtu, est celui de la Transfiguration (Mt 17, Mc 9 et Lc 9).

Ce roi moqué est le sauveur du monde qui, au lever du jour, annonce sa victoire sur le mal et sa gloire finale : « le Fils de l’homme siègera à la droite de la puissance de Dieu » (Lc 22, 69).

 

Par Sylvie Bethmont,
enseignante à l’Ecole cathédrale de Paris.

 

Crédit photographique : Bienheureux Fra Angelico (Guido di Pietro, 1395-1455),  Le Christ aux outrages,  panneau de l’Armadio degli argenti  (L’armoire aux argents), 1450-1453, Florence © Musée national San Marco.

Pour aller plus loin

– William M. Hunt, L’œil invisible, Paris, Actes Sud, 2011.
-François Boespflug, Le regard du Christ dans l’art, temps et lieux d’un échange, Paris, Mame-Desclées, 2014.
– Un exemple de rapport entre l’art, le théâtre et les Tableaux vivants : Maestà, La Passion du Christ, un film d’Andy Guérif, (60mn), sorti le 18 novembre 2015. Commentaire de Sylvie Bethmont sur le site d’Art, Culture et Foi/Paris : http://www.paris.catholique.fr.

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